Les lignes qui suivent exposent quelques concepts et idées relatifs à l'activité cognitive, naturelle ou artificielle, qui sous-tend le raisonnement et la décision dans les domaines complexes. Elles se réfèrent à une conception extensive de la psychologie, à la fois parce qu’elles ne font qu’effleurer la composante socio-émotionnelle qui sature les représentations communes de la discipline et parce qu’elles englobent d’autres formes d’intelligence, artificielles ou virtuelles, c’est-à-dire le jeu des ordinateurs, et évoquent les problèmes communs que rencontrent la psychologie cognitive humaine et l’informatique théorique. Nous considérons le jeu de bridge comme un modèle particulièrement pertinent, à la fois comme un exemple riche et complet de l'expertise humaine et comme un micro-monde bien adapté à la simulation. Cet article n’est pas un article scientifique, c’est-à-dire essentiellement préoccupé par l’administration de la preuve, expérimentale ou formelle, pas plus qu’il n’est structuré selon une progression argumentative voulant défendre une thèse et emporter la conviction, c’est plutôt une mosaïque de perspectives peu habituelles sur le jeu qui pourra peut-être éclairer les amateurs, car la littérature sur ce domaine est rare, pour ne pas dire inexistante, et peut-être aider à considérer différemment le jeu de bridge et montrer l'intérêt qu'il y aurait à lui faire une place spéciale, la première, dans le domaine des jeux (où les échecs sont surreprésentés), et à en faire, en psychologie et en intelligence artificielle, un modèle privilégié de l'activité sociale intelligente.

C'est ce que nous répondrions à ceux qui s'étonneraient qu'on puisse parler de la psychologie du bridge alors qu'aucun psychologue au monde pratiquement ne s'y intéresse.

 

Nous aborderons les points suivants :

  

 


L’intelligence artificielle  [Retour]

Il peut paraître déplacé de mêler des considérations relatives à l'intelligence artificielle à la psychologie du jeu parce qu'il est de connaissance commune que les ordinateurs ne raisonnent pas et qu'ils ne résolvent pas les problèmes comme les humains, mais plutôt qu'ils les craquent grâce à leur puissance de calcul considérable. Il est courant aujourd'hui de disposer de micro-ordinateurs de bureau effectuant plusieurs milliards d'opérations élémentaires par seconde. Fin 2008, l'ordinateur le plus puissant au monde, Roadrunner, a, le premier, avec 129 600 cœurs de 2 à 3 GHz, dépassé le petaflop (1,105 exactement). Un petaflop = 1015 flops soit un million de milliards d'opérations en virgule flottante par seconde. Le classement de 2012 place Titan en tête avec une puissance 18 fois supérieure et Roadrunner est disparu du top ten. En 2016 c'est Sunway TaihuLight, un calculateur chinois, qui avec plus de 10 millions de coeurs atteint une puissance de 93 pétaflops. Titan, le supercalculateur américain, est passé à la troisième place. En 2018, Behold Summit, de IBM/NVIDIA, atteint les 200 pétaflops. La mémoire des ordinateurs peut également être quasi illimitée, alors que la mémoire à long terme humaine est évaluée à 200 megaoctets seulement (soit le tiers d'un CD courant) et que nous sommes notoirement défaillants pour retenir les numéros de téléphone ou l’agenda de la semaine, pour retourner sur nos pas quand nous sommes perdus dans la forêt ou simplement pour dessiner sans le regarder le cadran de notre montre. (J'ai devant moi une clé USB de quelques grammes qui tient dans ma poche la place de quelques pièces de monnaie, elle pourrait contenir l'esprit de quarante prix Nobel.)

 Il est également notoire que les ordinateurs sont incapables de communiquer dans nos langues naturelles et de les traduire efficacement, qu'ils ne reconnaissent pas les visages et plutôt mal les formes en général, quoique tout ce qu'on puisse dire dans ce domaine soit toujours très provisoire comme le montrent les progrès extraordinaires récents du deep learning et des architectures neuronales de Hinton (RBM : restricted Boltzmann machine qui fournit des compressions successives et bidirectionneles de l'information) ou de LeCun (réseaux à convolution dont le tuilage s'inspire du cortex visuel) les deux employant des moyens de calcul colossaux, à la fois en utilisant le grand nombre de processeurs des cartes graphiques qui démultiplient le parallélisme obtenu avec les CPU, et les banques de données gigantesques du big data. Les programmes ne disposent pas encore de la puissance de conceptualisation de l'esprit humain, qui est la seule parade possible à l'explosion combinatoire, et ils peuvent faire gravement injure au bon sens dans leurs décisions.

 Ces moyens de calcul gigantesques sont toutefois loin d'être excessifs lorsqu'il s'agit d'affronter l'explosion combinatoire, ils sont même souvent dérisoires face à des situations naturelles un peu complexes, il faut par exemple des centaines de milliers d’heures de calcul pour simuler le comportement d’une poignée d’atomes. Pour fixer les idées, rappelons ces quelques données comparatives : l' univers connu (nous ne savons rien du multivers, pas même s’il existe) contient cent milliards de galaxies qui contiennent chacune environ cent milliards d'étoiles ; il y a cent fois plus d'atomes d'hydrogène dans un gramme d'eau que d'étoiles dans tout l'univers et plus de façons de ranger un jeu de 59 cartes que d'atomes dans tout l'univers. (Oui, cette phrase peut être relue une seconde fois…) Dans le domaine des jeux toutefois, trois plafonds de verre ont été récemment brisés : aux échecs, les ordinateurs ont définitivement écrasé les joueurs humains, les cinq meilleurs programmes culminent à un classement de plus de 3200 points Elo alors qu'aucun joueur humain n'a atteint 2900; au jeu de Go, pourtant réputé inaccessible, un des meilleurs joueurs du monde a été largement dominé par AlphaGo en 2017 et AlphaGo lui-même vient d'être écrasé 100 à 0 par AlphaGo zéro, nouvelle version du programme qui a auto-appris le jeu en cinq jours; au poker, Libratus, développé à l'université Carnegie Mellon, a battu quatre des meilleurs joueurs du monde l'an dernier dans un match de plusieurs semaines et les a délestés de plus d'un million et demi de dollars.

Le bridge reste la dernière forteresse. Il pourrait parodier le célèbre : "Roi ne suis, prince ne daigne, je suis le Sire de Coucy !". Pour combien de temps encore ?

Il y a une complémentarité et une divergence entre l'intelligence artificielle et l'intelligence humaine. Une complémentarité parce que les problèmes que résolvent l'une et l'autre sont les mêmes et que les ressources conceptuelles qui permettent de les analyser sont similaires, la psychologie cognitive est très redevable sur ce plan à l'informatique théorique depuis plus d’un demi-siècle. Une divergence parce que l'intelligence artificielle cherche souvent à résoudre les problèmes sans imiter l'intelligence humaine (à la façon dont on ne cherche pas à imiter un oiseau quand on construit un hélicoptère, et d'ailleurs les premiers avions qui battaient des ailes n'allaient en général pas très haut ni très loin), cet objectif devant être réservé à ce qu'il est convenu d'appeler plutôt intelligence de synthèse.

Même si les humains privilégient évidemment les explications psychologiques, ces différences peuvent être vues malgré tout comme des différences de surface puisque des classes de problèmes identiques peuvent être résolues par des dispositifs variés. Une comparaison avec la biologie peut-être éclairante. Depuis l'explosion pré-cambrienne il y a environ 600 millions d'années, la diversité des formes vivantes s'est considérablement accrue mais, malgré des plans d'organisation, des milieux de vie et des formes sociales extraordinairement divers, tous les êtres vivants sont des solutions alternatives à des problèmes semblables (croître et se nourrir, se reproduire, se protéger, s'adapter à un milieu) et la plupart des théories de la psychologie générale s’appliquent, mutatis mutandis, à tous les espèces vivantes, en attendant la naissance officielle de la psychologie des ordinateurs. De la même façon la résolution d'un problème peut-être réalisée d'une infinité de façons par une infinité d'algorithmes différents. Ce sont des critères de simplicité, d'élégance, de vitesse et de concision qui font retenir ceux que l'on appelle les meilleurs. Ces critères ne sont pas nécessairement sélectionnés, et pas sous cette forme, par les processus darwiniens (l’éléphant avec sa trompe ou la mouche de cuisine, vieille de 65 millions d’années, et bien d’autres encore, auraient de bonnes raisons de se considérer comme les produits les plus aboutis de l’évolution). On peut croire que la sélection est meilleure et plus rapide quand elle est faite par la science car, même si cette dernière a une vie autonome et si elle transcende l'esprit de ceux qui la font comme la langue transcende l'esprit des locuteurs, elle contient des processus coopératifs et délibératifs qu'on ne trouve pas de manière aussi transparente dans les processus évolutifs naturels.

Dès les années cinquante les premiers théoriciens de l’intelligence artificielle conçoivent l’architecture d’un programme joueur d’échecs, sur la base de l’algorithme du minimax, inventé par Von Neumann en 1929, et utilisé dans la plupart des jeux (bridge y compris). La conjonction de ces travaux, de l'intérêt ancien et constant des psychologues pour ce jeu et, sans doute, de sa soudaine popularité dans le grand public dans les années soixante-dix, grâce au champion américain Bobby Fischer, ont contribué à faire du jeu d’échecs (le jeu ultime selon certains) un modèle classique de l’expertise et de la compétition homme-machine. L’intérêt porté au jeu a abouti à la fin des années quatre-vingt-dix (avec 40 ans de retard sur les premières prédictions optimistes des pionniers du domaine), à l’écriture de programmes capables de rivaliser avec les meilleurs joueurs humains.

Le jeu d'échecs est ainsi devenu, selon l'expression consacrée, la drosophile de l'intelligence artificielle et des résultats remarquables ont été obtenus en quelques décennies (c'est-à-dire une poussière à l'échelle des temps géologiques et du temps historique du progrès humain à venir).

D'autres jeux simples ont été résolus, par exemple les dames anglaises (damier 8 x 8) en stockant un nombre considérable de positions cibles. La simulation du bridge résiste beaucoup mieux à l'intelligence artificielle, pour deux raisons au moins: comme pour la plupart des jeux elle doit faire face à l'explosion combinatoire et, en plus, elle doit concevoir un système d'enchères dont la complexité de la face conventionnelle n'est pas très éloignée de celle des langages naturels.

A cartes fermées, pour le jeu complet, la résolution probabiliste exacte du jeu de la carte est encore hors de portée. Elle était même décrite comme telle pour l'analyse des couleurs simples au début des années 2000 par certains spécialistes (problème résolu par le logiciel ScanSuit). Les méthodes approchées (simulations Monte-Carlo à information complète, connue sous le nom de double mort) n'ont été possible qu'à partir de 1997, grâce à la découverte de la recherche par partition par Ginsberg (auteur de GIB, éphémère champion des débuts) et Kuijf (auteur de Jack, logiciel qui a dominé tous les autres jusqu'à son retrait des compétition il y a trois ans). Le temps de résolution du jeu complet à cartes ouvertes est passé en quelques décennies de plusieurs dizaines de fois l'âge de l'univers à moins d'un dixième de seconde, mais ce n'est qu'un élément du problème et le champ de la recherche demeure considérable. En abandonnant le projet d’une résolution exacte, il est également possible d’utiliser des méthodes de résolution simple mort qui utilisent des algorithmes gloutons et des heuristiques. Elles sont dans ce cas aussi rapides que les méthodes  double mort.

 


La calculabilité  [Retour]

Le vingtième siècle mathématique, inauguré par les célèbres problèmes de Hilbert, s'est beaucoup consacré à la calculabilité. On sait que l'optimisme initial (en gros, on peut démontrer tout ce qui est vrai et tout calculer) a été marginalement tempéré par les découvertes de Gödel et de Turing, sans que cela ne diminue en rien la mise en forme géniale de ce dernier, avec sa machine, de ce résultat fondamental : Tout ce qui est calculable est récursif, autrement dit, tout ce qui est calculable est arborescent et l'arbre est la structure fondamentale de la pensée aussi bien que de l'ordinateur. Cela signifie plus simplement que tout calcul est organisé dans le temps, qu'il nécessite des résultats intermédiaires, qu'il a besoin de ressources mémorielles et de structures de contrôle pour composer ses moyens et décomposer ses buts. Tout cela est dans l'arbre. En remplaçant la lourdeur scolaire des parenthèses, crochets et accolades par l'élégance de l'arbre, on transforme cette opération en arbre d’expression pour la résoudre par rebroussement :



Les conséquences de cette structure fondamentale, explicite dans les ordinateurs et latente dans nos pensées, sont presque métaphysiques. Au-delà de tout verbiage sur le holisme et la complexité du monde, elle nous apprend que notre esprit peut comprendre le réel de façon modulaire, que le monde est décomposable en objets et que tout problème complexe peut-être décomposé en problèmes simples. A n'importe quel nœud d'un arbre il est loisible d'ancrer un autre arbre de taille indéterminée et d’y adjoindre autant de mémoire que l’on veut, de façon récursive et indéfinie. Un programme est un arbre, c'est aussi un nombre binaire, une (très longue) suite de 0 et de 1.

L'incarnation du calcul dans les ordinateurs, le vieux rêve de Hobbes et de Pascal, a donné naissance à l'intelligence artificielle symbolique et au développement des systèmes experts dès la fin des années cinquante, avec les travaux de Newell et Simon, c'est-à-dire à la construction d'arbres logiques de décision alimentés par des bases de connaissances (équivalents de la mémoire à long terme (MLT) humaine) dont les éléments utiles sont actualisés dans des bases de données (équivalents de la mémoire de travail humaine). Il faut imaginer la fascination qui a dû saisir le jeune Blaise Pascal faisant faire des additions à des engrenages, il faut imaginer celle qui a saisi Newell, Simon et Shaw en 1958 quand leur programme,  Logical theorist, démontre, en 1956, 38 des 52 théorèmes du chapitre 2 des Principia mathematica. D’autres scientifiques, plus obtus, ont refusé de publier dans le Journal of symbolic logic la preuve du théorème 2.85 qu’a fournie le programme, plus élégante que celle de Russell et Whitehead. Mais d’autres ont hué la première de Carmen ou refuseront d’éditer Proust ou les Beatles…

 


Bridge et Théorie de l'information  [Retour]

La théorie de l'information est née dans la première moitié du XX° siècle dans l'environnement scientifique des télécommunications. Son concept central est l'entropie, c'est-à-dire la quantité de désordre et d'incertitude d'un système. Cette incertitude correspond à l'information nécessaire pour reconstituer exactement le système. Elle est également liée au concept de probabilité. Si vous savez que la combinaison du coffre est un nombre compris entre 1 et 4096, quelle probabilité avez-vous d'ouvrir le coffre en un essai ? Chacun comprend qu'il y a une chance sur 4096. Comment mesurer cette incertitude ? Si l'on procède pas-à-pas, on peut fait un certain nombre de choix successifs qui réduisent chaque fois l'incertitude de moitié. Par exemple on peut savoir que la combinaison est un nombre inférieur à 2049, puis supérieur à 1024, puis supérieur à 1536, etc. Autrement dit, on coupe chaque fois en deux la série des nombres et on désigne la moitié supérieure ou la moitié inférieure. Puisque 4096 = 212, 12 informations successives identifieront le nombre recherché. Ces unités d'informations s'appellent des bits (Binary digiT), ce qui conduit dans un système binaire à coder chaque information sous forme de 0 ou de 1. Plus généralement, l'entropie c'est le logarithme en base deux de la quantité d'incertitude du système, c'est-à-dire le nombre de bits nécessaire pour le décrire.

Mon partenaire ouvre 1P. Je refrène difficilement mon enthousiasme et je cherche l'enchère qui va lui dire que j'ai 3 piques par le Roi, 15 points d'honneur dont 2 As, 6 trèfles, et que je suis singleton carreau. Hélas cette enchère n'existe pas et il va falloir que je m'y reprenne en plusieurs fois. La raison en est que l'espace des réponses, pourtant vaste : 2P, 3P, 4P, 2T, 2K, 2C, 2SA, 3SA, 4T, 4K, 4C, etc...) n'est pas assez puissant pour communiquer une telle quantité d'information. C'est le problème général des enchères : je dois communiquer à mon partenaire l'information maximale utile afin de réduire au mieux son incertitude sur ma main. On pourrait rêver d'un système automatique (il avait été pressenti par certains mais ne semble jamais avoir abouti) calculant l'information à transmettre : l'écart entre ma main et la représentation que s'en fait mon partenaire en utilisant par exemple une méthode de maximum de vraisemblance que je peux simuler de ma place. On se contente pour l'instant d'un système naturel dont les objectifs sont exactement les mêmes : les systèmes d'enchères élaborés par la communauté des joueurs qui font, comme dans les langues naturelles, apparaître de nouveaux mots quand il y a quelque chose à dire.


Redondance et compression  [Retour]

La quantité d'information d'un objet c'est ce qui suffit à le reconstituer. Si je prends une carte au hasard dans un jeu de belote, il vous suffira de cinq questions auxquelles je ne répondrai que par oui ou non pour identifier la carte. Une unité d'information est ce qui réduit l'incertitude de moitié. Lorsque je réponds «non» à la question «est-ce une carte noire?», vous n'avez plus à chercher que parmi les cœurs et les carreaux. Il y a donc dans ce problème 5 bits d'information, ce qui correspond au logarithme de 32 en base 2 (25 = 32) et l'on peut écrire n'importe quelle carte du jeu sur un registre de cinq bits, à la façon dont on écrit 256 caractères ACSII sur un octet.

L'information réelle n'est pas toujours identique à l'information apparente. Si une tache recouvre une partie de la phrase que vous lisez et que le mot mutilé


apparaît, vous lisez quand même hirondelle parce qu'aucun autre mot de la langue française ne s'adapterait à ce masque. Les lettres «del» du mot sont donc inutiles du point de vue de l'information (elles sont redondantes) mais pas inutiles souvent du point de vue de la communication, car la redondance diminue le risque d'erreur.

Il existe des techniques pour réduire au minimum la taille d'un objet en préservant sa quantité d'information, ce sont les techniques de compression logique (à distinguer des algorithmes de compression des fichiers) au-delà de laquelle plus rien ne peut être ôté. Il est facile par exemple de compresser la suite des 10 000 premiers nombres : au lieu de les énumérer on les décrit ou bien on donne un algorithme simple avec une boucle ajoutant 1 à chaque passage jusque 10 000. En revanche, il est impossible de compresser une suite de 10 000 nombres aléatoires puisque chacun d'eux n'a aucun lien avec les autres.

Le cerveau exploite spontanément et efficacement les régularités et les corrélations à l'intérieur des messages et il les décode de façon déroutante pour un ordinateur ou un novice qui utilisent un système de règles strictes. Non seulement l'expert est rapide et se trompe très peu mais, nous y reviendrons, il n'est pas très conscient des méthodes qu'il utilise, ce qui complique évidemment la question de l'enseignement.

Lisez le texte ci-dessous naturellement et rapidement:

 

 

Qui pourrait croire a priori à une telle facilité ? La lecture est à peine ralentie alors qu'aucun des mots lus n'existe mais qu'il est immédiatement converti dans sa forme normale. Le point important est qu'il n'y a pas, pour la plupart des mots, d'ambiguïté dans la reconstitution et que l'ordre des lettres intérieures est, contrairement à ce que l'on pense spontanément, accessoire et non pas essentiel. C'est toujours dans la détection rapide des traits essentiels que l'expert surclasse le novice.

 


Complexité aléatoire et profondeur logique  [Retour]

La quantité compressée d'information d'un objet s'appelle sa complexité aléatoire, aucune méthode ne permet de la reconstituer. La quantité d'information d'un objet qui peut être produite par un algorithme s'appelle complexité organisée ou profondeur logique. Les nombres pi ou e par exemple contiennent une quantité d'information infinie puisqu'ils sont eux-mêmes infinis, cette information est toutefois réductible à l'algorithme qui permet de les calculer. La profondeur logique est en fait le temps que mettra le plus court programme pour reconstituer l'objet. Imaginons une tour de Hanoï de 75 anneaux. Le temps que mettrait un ordinateur moderne pour constituer cette tour, c'est-à-dire faire passer les 75 anneaux du premier pilier au troisième, sans que jamais un anneau ne soit recouvert par un plus grand, serait largement supérieur à la durée de vie de l'univers. Si l'on trouvait un objet de ce type dans la nature, il serait un mystère insoluble. La complexité conçue comme le temps de calcul d'un objet constitue une sorte de carbone 14 pour dater cet objet. Ces considérations rejoignent le darwinisme dans ses aspects les plus généraux et sont applicables à toute évolution. Si nous recevons une suite monotone de bip bip de Sirius, nous n'en serons pas étonnés. En revanche si nous en recevons la suite des nombres premiers, il sera difficile d'imaginer que ce n'est pas une intelligence en acte ou en pensée qui a produit cette suite. L’information courante n’est pas compressée, elle comporte donc des aspects redondants qui contribuent à la réduction des erreurs. Les experts d’un domaine pratiquent une autre forme de compression causale : ils distinguent l’essentiel de l’accessoire et écartent les éléments non pertinents pour l’analyse d’un problème. Ils appliquent intuitivement la loi de Pareto selon laquelle 80% des effets sont dus à 20% des causes.

Les enchères au bridge sont des techniques de compression approchée de la main du joueur.

 


La hiérarchie des problèmes  [Retour]

Le temps de calcul, dans ses aspects théoriques de mesure d'une complexité, ou ses aspects plus pratiques d'exécution des tâches et de résolution des problèmes, dépend de la structure du problème et de l'algorithme qu'il requiert. Une hiérarchie de la complexité des problèmes a été établie, elle concerne la théorie de la calculabilité, mais aussi les deux domaines conjoints et isomorphes que sont la théorie des automates et la théorie des langages et des grammaires, auxquelles on associe notamment le nom du grand linguiste Chomsky. Quatre grands types de problèmes sont décrits, appariés à des automates de résolution et à leur grammaire.

               1. Les problèmes linéaires, ou réguliers, où le temps de recherche de la solution est proportionnel à la taille de l'énoncé. (Il est deux fois plus long de coller 200 timbres sur 200 enveloppes que 100 timbres sur 100 enveloppes).

               2. Les problèmes polynomiaux où le temps de résolution est une puissance de la longueur du problème. (Si tout le monde se serre la main, il y a quatre fois plus de poignées de main dans un groupe de 20 personnes que dans un groupe de 10 personnes.)

               3. Les problèmes combinatoires où le temps de résolution est exponentiel sur la taille du problème (le célèbre problème du voyageur de commerce, et tous les jeux (échecs, bridge, etc.) auxquels nous nous intéressons). Lorsqu'on a une solution d'un problème de ce type, c'est sa vérification qui est un problème de type 2. Les problèmes de type 3 sont dits NP-complets. L’ensemble du système financier et militaire mondial repose sur des techniques sécuritaires qui exploitent la différence entre les problèmes de type 2 et de type 3, néanmoins cette différence n’a jamais été prouvée et, peut-être verrons nous une réduction de la classe des problèmes NP-complets à celle des problèmes polynomiaux, comme c’est arrivé par exemple pour la recherche des nombres premiers, que l’on croyait NP, grâce à un groupe de mathématiciens indiens (voir « Primes is in P »). Si la différence théorique subsiste, il se pourrait néanmoins que les avantages qui en sont tirés en termes de temps de calcul dans les systèmes sécuritaires s’effondrent dans peu de temps avec les ordinateurs quantiques puisque, si les bits ont la puissance expressive de E, les Q-bits auront la puissance expressive de P(E), l’ensemble des parties d’un ensemble, autrement dit, ils représenteront simultanément tous les états combinatoires d’un ensemble.
Le NIST (national institute of standards and technology) dont le siège se situe à Gaitherburg et qui emploie 2900 personnes avec un budget annuel d'un milliard de dollars, a lancé, depuis 2015, une campagne de soumission d'algorithmes de cryptage post-quantiques qui devront résister aux futurs ordinateurs. Près d'une centaine de propositions ont été déposées à ce jour, le choix de l'algorithme qui assurera la future confidentialité des données du monde se fera en 2022 ou 2023.

               4. Les problèmes indécidables. L'ordinateur cherche, mais on ne sait pas s'il s'arrêtera un jour...

Un problème est un ensemble d'éléments qui doivent être composés par une fonction (un algorithme) pour générer une solution. Le temps de calcul associe à chaque fonction un niveau de complexité, ce niveau est apprécié en informatique pour les algorithmes par la fonction O().

Voici par exemple la complexité algorithmique de quelques procédures de tri :

Tri à bulles: Algorithme quadratique, T(n) = O(n2), en moyenne et dans le pire des cas.

Tri par sélection : Algorithme quadratique, T(n) = O(n2), en moyenne et dans le pire des cas.

Tri par insertion : Algorithme quadratique, T(n) = O(n2), en moyenne et dans le pire des cas.

Tri de Shell (shell sort) : Complexité: au pire O(n log2(n)).

Tri fusion (merge sort) : O(n log(n)) en moyenne et dans le pire des cas.

Tri rapide (quick sort) : O(n log(n)) en moyenne, mais en O(n2) au pire cas.

Introsort : O(n log(n)) dans tous les cas.

Tri par tas (heap sort) : O(n log(n)) en moyenne et dans le pire des cas.

Tri par ABR : O(n log(n)) en moyenne, O(n2) dans le pire des cas.

Smoothsort : tri très rapide pour les ensembles déjà presque triés, sinon, il est en O(n log(n)).


La programmation du bridge est confrontée à l'explosion combinatoire des problèmes NP complets lorsqu'il faut simuler l'ensemble d'une partie pour trouver les meilleurs coups. Cette technique s'emploie aussi bien lors de la phase d'enchères que de la phase de jeu. Les joueurs humains n'utilisent évidemment pas ces méthodes très au-delà des possibilités humaines. Ils conceptualisent la situation pour se diriger vers les solutions correctes. Un solveur double-mort par exemple, n'a besoin d'aucune technique spéciale des squeezes, ni même d'aucune connaissance à leur sujet, pour les réussir tous, sans plus de difficulté que les manoeuvres les plus simples. Un joueur humain en revanche ne peut pas les résoudre par un simple calcul intensif. Il doit conduire une analyse conceptuelle de la situation, identifier par exemple les deux couleurs critiques, repérer ses menaces et ses communications, spéculer sur la position des gardes adverses, etc. Tout cela ne l'empêche pas bien entendu d'avoir une intuition rapide et peu consciente, de type reconnaissance de forme, lorsqu'un squeeze est possible.

La complexité du jeu est renforcée par un système de cotation et d'évaluation où rien n'est linéaire. Faire une levée de plus peut vous rapporter 20 points (si vous jouez 2T et passez de 8 à 9 levées) ou 3380 (si vous jouez 7SA surcontrés vulnérable et passez de 12 à 13 levées). Ces points subiront encore plusieurs conversions avant d'aboutir à un classement dans lequel il est parfois difficile de démêler ce qui ressortit aux enchères, au jeu, au talent ou au hasard.

Vous devez surenchérir sur le 3K vulnérable de votre partenaire. Si vous réussissez 5K, vous améliorez votre score de 600 - 150 = 450 points, soit 10 IMP. Si vous réussissez 6K, vous améliorez votre score de 1370 - 150 = 1220, soit 15 IMP. Pour 5 IMP de plus, vous décidez de ne pas prendre le risque du chelem, et vous faites 5K + 1. A l'autre table, on a fait 6K et la balance des points vous coûte : 1370 - 620 = 750 points, soit -13 IMP!! 5K et 6K comparés entre eux valent 13 IMP d'écart, comparés à 3K ils n'en valaient que 5.


L'apprenabilité  [Retour]

Lorsqu'un être humain veut résoudre un problème, il doit connaître la fonction (procédure) à utiliser. C'est un problème vieux comme la philosophie que de savoir d'où il a bien pu la connaître. Dire qu'il l'a apprise est vrai, mais simpliste, et il faut préciser les parts relatives de l'expérience, de la transformation des fonctions antérieures et de la représentativité des problèmes antérieurement résolus. La théorie de l'apprentissage pose qu'un concept peut-être appris s'il y a une certaine forme d'adéquation entre les données et les fonctions disponibles. Cette adéquation définit l'apprenabilité. Elle a trouvé un domaine d'application fécond avec le développement des réseaux de neurones formels. Les travaux sur la calculabilité mettent formellement en relation l'ensemble des données de l'expérience avec le répertoire des fonctions discriminantes du système apprenant pour définir la taille maximale des sous-ensembles apprenables. La dimension de Vapnik-Chervonenkis par exemple, donne la taille maximale du sous-ensemble apprenable par une fonction discriminante donnée dans un ensemble. C'est-à-dire que toutes les bi-partitions des sous-ensembles qui ne dépassent pas cette taille dans l'espace de discrimination donné doivent pouvoir être obtenues. On dit que la fonction discriminante est capable de pulvériser tous les sous-ensembles. En voici une illustration simple : l’ensemble d’exemples est les huit sommets du cube (en bleu les exemples positifs, appartenant au concept, en rouge les exemples négatifs qui n’y appartiennent pas), la fonction discriminantes est le plan, le concept à apprendre est en 3D :

On voit qu’un plan discrimine toutes les figures à gauche du trait, on pourrait, avec un couteau, couper le cube en séparant les sommets rouges des bleus. En revanche à droite ce n’est plus possible. Quelle que soit la façon dont on distribue les points rouges et les points bleus sur un sous-ensemble de quatre sommets en trois dimensions, il sera toujours possible de les séparer, au-delà non. Donc, ici, la dimension de Vapnik-Chervonenkis est de quatre. Nous sommes dans le cas particulier de la séparabilité linéaire puisque la fonction discriminante (le plan) est du premier degré. Ces apprentissages peuvent être réalisés par des perceptrons, c’est-à-dire des réseaux de neurones sans couche cachée qui résolvent des systèmes d’équations linéaires.

 Ces considérations un peu abstraites sont à la base de toutes les activités de catégorisation, humaines ou logicielles. Même si on ne sait pas encore comment, elles sont évidemment implémentées dans l’organisation neuropsychologique où la phylogenèse a construit des structures de données performantes et des formats adaptés pour chaque domaine de connaissance.

 


La théorie du stimulus appauvri  [Retour]

Dans les systèmes complexes qui génèrent leurs instances de façon combinatoire, les cas de figure sont infinis et la catégorisation renferme toujours une part d'incertitude et d'approximation. Comment réussir à apprendre à réagir face à un ensemble de cas infinis, avec une mémoire finie et un temps d'apprentissage fini lui aussi ? Le linguiste Chomsky a posé ce problème pour l'acquisition du langage, à la base de laquelle il suppose un système de règles complexes qui permettent, selon lui, de maîtriser la langue après une exposition relativement limitée en quantité et en qualité. C'est ce qu'il nomme la théorie du stimulus appauvri. Sans vouloir transposer cette théorie à l'apprentissage du bridge, on doit malgré tout s'interroger sur le nombre de cas traités (de parties pour faire court) nécessaire à la maîtrise du jeu et le type de fonction qui relie ce nombre à la qualité de l'expertise (voir plus bas les problèmes de surapprentissage). Pour ce qui concerne la durée de l'atteinte de l'expertise, le bridge ne semble pas déroger aux autres domaines de compétence : une dizaine d'années environ, donc plusieurs dizaines de milliers de parties. Les obstacles à une progression harmonieuse de l'apprentissage sont toutefois nombreux. Les bridgeurs, comme la plupart des footballeurs ou des pianistes, atteignent rapidement un seuil de performance indépassable. Nous en reparlerons.


Le duel homme-machine  [Retour]

Lors d'un championnat du monde, pendant la phase finale de la Bermuda bowl, perdu dans les couloirs, nous avons interrogé une personne qui se trouvait arbitrer la demi-finale USA-Italie pour lui demander où se situait le championnat des ordinateurs. Avant d'être dirigé dans une salle perdue au fond d'un couloir où les kibbitz se comptaient sur les doigts d'une main, nous avons eu droit à une remarque narquoise : « N'allez pas voir ça, c'est nul, les ordinateurs ne savent pas jouer. » On pourrait faire la même remarque à quelqu'un qui aurait réussi l'incroyable exploit de faire parler un ordinateur aussi bien qu'un immigré arrivé en France depuis six mois : comme un bon général, l'obscurantisme surgit souvent là où on ne l'attend pas.

Le jeu des ordinateurs n’intéresse pas beaucoup les joueurs humains. Au bridge tout particulièrement, on ne peut pas dire que les rares compétitions hommes-machines déclenchent un grand enthousiasme, seulement quelques remarques ironiques et suffisantes dans les débuts (comme en essuient tous les précurseurs) et, maintenant, plutôt des rapports de chiens et loups. Même si nous ne sommes pas encore dans le monde d’Asimov (un peu de patience, tout arrive si vite…), il nous paraît beaucoup plus productif de supprimer les barrières inutiles dans la position des problèmes. 

Il serait néanmoins hâtif de jeter la pierre aux seuls joueurs en leur reprochant de n'avoir aucune considération pour les machines. Depuis le début les ordinateurs se sont trompés d'adversaires. Leur seul objectif semble être de se vaincre les uns les autres et ils ont parfaitement réussi à se tenir à l'écart. Quasiment aucune littérature scientifique sur le jeu, ni dans les revues de bridge, ni dans les revues spécialisées. Personne ne livre la moindre astuce qui risquerait de profiter aux autres. Les fédérations s'en désintéressent, la FFB ne dit pas un mot des championnats d'ordinateurs, sauf quand un français gagne et qu'elle en profite pour faire sa publicité. Et encore, lorsqu'en 2018 Yves Costel réussit l'exploit de vaincre Synrey à deux reprises et de remporter une fois encore le championnat du monde des ordinateurs, la fédération française n'en souffle mot, uniquement préoccupée par le business et la recherche continuelle d'un pseudo-sensationnel aussi lassant que les sempiternelles publicités de voiture qui font intrusion dans notre esprit à longueur de journée contre notre gré. Et pourtant cette victoire est celle de David contre Goliath : un informaticien isolé, très intuitif et surdoué, contre une armée de plus de vingt jeunes geeks au fait des dernières avancées de l'art et servis par la discipline de travail asiatique. Ajoutons pour être juste que la fédération ne parle même pas quelquefois des vainqueurs de la Bermuda Bowl, mais seulement à longueur de pages des déboires de ses équipes qu'elle transforme en triomphes...

Bref, les ordinateurs sont encore très faibles dans le domaine de la communication.

La différence la plus visible sans doute entre l'ordinateur et l'esprit est l'utilisation différentielle du temps et de l'espace. Un ordinateur, dans sa forme classique, utilise un processeur qui fait des milliards d'opérations chaque seconde. Le cerveau utilise des milliards de processeurs, les neurones, qui ne font que quelques opérations chaque seconde en raison des temps de latence élevés de la chimie de leur fonctionnement. Il en résulte que l'esprit est massivement parallèle, selon l'expression consacrée, ce qui lui donne un avantage certains dans de nombreuses situations, et notamment dans l'appréciation des règles complexes et dans toutes les activités qui relèvent du jugement.

Mais là n'est pas la différence essentielle.

Les problèmes NP-complets, qui constituent l'essentiel de l'activité de pensée, demandent, comme on l'a vu, l'examen de toutes les possibilités. Ils semblent incompressibles et chaque nouvelle combinaison peut révéler un cas de figure inattendu. Ils demandent donc en théorie l'examen de l'ensemble de l'arbre combinatoire, lequel croît exponentiellement et pose rapidement des limites infranchissables. Sur cette base, la seule simplification concevable est l'élagage de l'arbre de recherche. L'esprit dispose pour ce faire de méthodes spontanées extrêmement puissantes : la catégorisation et la conceptualisation. Il dispose également spontanément d'algorithmes sophistiqués comme l'alpha-beta (ne pas rechercher une solution qui, de toutes façons, pour des raisons diverses mais prévisibles, n'apportera rien de plus que ce que l'on a déjà obtenu) et une logique bayésienne robuste, bien que souvent approximative et non quantifiée (c'est-à-dire la possibilité de rectifier la probabilité ou la plausibilité des causes depuis l'examen des conséquences).

La conceptualisation produit une économie de calcul considérable : une impasse réussit si l'honneur recherché est favorablement placé, indépendamment des milliers ou des millions de contextes dans lesquels cet événement se produit, un placement de main est possible si les conditions en sont réunies, etc. Les concepts posent à la philosophie et à la science des problèmes anciens et considérables. Leurs limites pratiques (dans quelle mesure peuvent-ils permettre d'ériger des règles ?) et structurelles ont conduit au développement des sciences de l'incertain et du flou, leur ajustement à la réalité peut être long et malcommode, qu'ils soient rigoureux (structures mathématiques et physique ou biologie théoriques) ou plus incertains (probabilités et sciences expérimentales). Ils ont toutefois une efficacité sans rivale dans la conduite des raisonnements et la découverte des solutions. Dans l'espèce humaine, qui s'oppose à toutes les autres qui sont demeurées infra-verbales, les concepts sont implémentés dans les langues naturelles et formelles, ce qui accroît leur disponibilité et les dispose dans des structures relationnelles. L'être humain est ainsi constitué de trois codes : un code génétique qui lui transmet les acquis de la phylogenèse, et deux codes aussi complexes, immanents à la technologie et au langage, qui lui transmettent l'intelligence des objets et des concepts, et constituent une véritable hérédité de l'acquis pour notre espèce puisqu’ils ont encapsulé l’intelligence de milliers de générations antérieures.

L'utilisation spontanée des concepts par l'esprit sous la forme souvent affaiblie, mais efficace, de l'analogie, explique le rôle de la mémoire dans l'expertise. L'assimilation du problème courant à une classe de problèmes similaires déjà rencontrés et l'extraction de ses traits saillants restreint drastiquement l'espace de recherche. La centration sur les traits principaux du problème est rapide, aussi rapide que la reconnaissance d'une personne connue dans la foule. Lorsqu'elle est très souvent pertinente elle constitue l'essentiel de l'expertise. Le bon joueur d'échecs n'examine même pas les conséquences du déplacement de sa tour dans telle position, car il sait que c'est inutile de la déplacer, avec la même évidence presque qu'il sait qu'une boule de pétanque n'entre pas dans une boîte d'allumettes. L'ordinateur sera encore débordé dans ce domaine pour quelques temps mais ses progrès sont sensibles et réguliers et aucune limite ne peut être fixée à ses performances futures.

En revanche, lorsqu'il faut calculer précisément une manœuvre, l'expert montre bien sûr des capacités élevées mais qui demeurent dérisoires par rapport à la machine. Au bridge par exemple, certains experts arrivent à calculer avec une bonne réussite (environ 90%) les parties difficiles à cartes ouvertes, ils peuvent mettre une heure pour cela. L'ordinateur fait 100% de réussite en un moins d'un dixième de seconde.

De cette présentation rapide, on voit clairement se dessiner des marges de progrès considérables pour l'ordinateur, alors qu'elles paraissent beaucoup plus réduites pour l'homme.

La compétition entre les ordinateurs est plus élaborée, même si elle n'intéresse pas grand monde comme on l'a dit plus haut. Depuis une quinzaine d'années un championnat du monde annuel oppose une dizaine de programmes, dont les meilleurs ont commencé à être conçus il y a vingt ou trente ans. Le monde des programmeurs de bridge ne constitue pas une communauté scientifique. Il n'y a quasiment aucune littérature et, compétition oblige, chacun garde ses secrets. Si vous voulez écrire un programme cher lecteur, il faudra vous retrousser les manches et faire beaucoup par vous-même. Comptez un minimum de 5 ou 6 ans et 15 000 heures de travail avant d'obtenir quelques résultats encourageants.  

 


L'expertise  [Retour]

La définition de l'expertise est assez intuitive : c'est l'excellence dans un domaine de compétences particulier. Les deux traits essentiels de l'expert sont sa rapidité de jugement et le très faible ratio d'erreurs qu'il commet. En dehors des phénomènes généraux de l'inconscient cognitif (comment avez-vous fait pour savoir qu'il fallait répondre «Marignan» à la question «1515 ?»), l'expert a en général une conscience assez faible de ses raisonnements et de ses jugements. Nous en avons l'expérience dans les domaines d'expertise communs : nous parlons notre langue maternelle ou conduisons une voiture en pensant à autre chose; en revanche lorsque nous parlons une langue étrangère ou conduisons un karting ou un tracteur, nous devons nous concentrer sur notre activité, à la façon dont le passage de la marche à l'escalade exige une vigilance spéciale.

C'est un des aspects de l'expert que nous avons évoqués plus haut, et qui n'est pas le moins spectaculaire, que d'avoir toujours un ou deux pas d'avance sur le novice dans les inférences faites. Ça peut être intéressant de retourner Carreau si votre partenaire a le Roi mais, si vous aviez pris la peine de compter les levées immédiates du déclarant, vous auriez vu que, quand il sera remis en main, il complétera sans peine ses neuf plis, il faut donc s'orienter vers quelque chose de plus aventureux. Les parents passent une bonne partie de leur temps à dire aux enfants des choses de cette sorte.

La clôture inférentielle est un trait essentiel des processus cognitif centraux, elle est l’arme ultime de l’expert. Ses mécanismes sont parfois si peu transparents que Fodor a pu en ériger sa fameuse loi selon laquelle la psychologie cognitive n’existe pas.  Cette clôture se fonde sur une logique de miroir, c’est-à-dire de mise à jour permanente, d’exploitation complète de toute nouvelle information.

En 1965, de Groot (Thought and choice in chess) inaugure la psychologie moderne de l’expertise avec un travail historique sur la réflexion des joueurs d’échecs et renouvelle les anciennes positions des problèmes de Taine puis de Binet, qui avait au début du vingtième siècle associé l'étude de l'expertise des joueurs d'échecs avec celle des calculateurs prodiges. L’expertise humaine repose principalement sur la mémoire (quelques dizaines de milliers d’items en général) et sur une organisation de la connaissance due à un apprentissage suffisamment longtemps conservatoire, c’est-à-dire capable d’intégrer de nouveaux items sans désorganiser les anciens. Tous les individus possèdent des domaines d’expertise développés sur le plan moteur et perceptif (e.g. reconnaissance des visages) et bien sûr dans le domaine de la langue maternelle. Ces expertises sont la contrepartie d’un travail intensif, même s’il n’est pas conscient et explicitement dirigé vers l’apprentissage : on estime ainsi qu’un jeune enfant jusque cinq ans passe huit à dix mille heures à apprendre sa langue, alors que les programmes intensifs de langue étrangère pour les adultes dépassent très rarement cinq cents heures. Les caractéristiques de l'expert sont connues : il est rapide (la reconnaissance des mots est quasi instantanée), il se trompe très peu (avec un éclairage suffisant, il est impossible de ne pas reconnaître son voisin de palier), et va très vite à l’essentiel (on montre par exemple que le regard d’un radiologue se dirige tout de suite vers la zone intéressante de la radiographie, que le maître d’échecs envisage très vite les deux ou trois coups intéressants à approfondir et départager, que le mathématicien trouve rapidement la faille de la démonstration). L’expertise est pour l’essentiel automatique (savoir nouer ses lacets est une chose, expliquer comment on fait en est une autre) et peu consciente : l'escrimeur dispose de la bonne parade avec la même facilité que chacun d’entre nous dispose des mots dont il a besoin pour construire ses phrases.

 

Au bridge, l’expertise est double, elle concerne les enchères et le jeu de la carte. Assez curieusement, ces aspects sont très peu dissociés, comme s’il allait de soi que les joueurs ont des aptitudes parallèles dans les deux domaines. Plus curieusement encore, on ne sait apparemment pas dans quelle mesure chacune de ces composantes contribue à la qualité globale du jeu. Nous nous souvenons d’un curieux article dans une revue de bridge de grande diffusion, où des joueurs italiens, plusieurs fois champions du monde, estimaient à 70% la contribution de leur système d’enchères à la qualité de leur jeu, alors qu’un grand joueur et pédagogue français, champion du monde lui aussi, réduisait cette part à 30%.  On voit qu’on est très loin d’un consensus sur la question.

Les deux activités, enchères et jeu de la carte, sont assez étrangères dans leur structure, elles n'ont sans doute pas le même statut et le même prestige chez les joueurs. A tel point qu'on pourrait concevoir de les scinder et de les confier à des joueurs différents, à la façon dont, à la pétanque, on spécialise des tireurs et des pointeurs. Le jeu de la carte est évidemment la partie noble. Comme le tir révèle l'adresse, le jeu de la carte révèle une intelligence dont on souffre toujours un peu de ne pas faire preuve publiquement.

Nous ne connaissons pas non plus les types de donnes les plus sélectives dans les compétitions, bien qu’il soit probable que ce soient celles où les repères simples dans les divers systèmes d’évaluation des mains sont les moins efficaces au profit d’une meilleure prise en compte de la complémentarité des mains.

 

Les déterminants de l'expertise sont assez bien connus.

En premier on trouve la qualité du maître. Qualités de pédagogue, mais surtout qualité de son expertise propre. En même temps que son savoir, le professeur médiocre transmet ses doutes et ses insuffisances, à son insu et à celle de son élève, mais de façon bien réelle. Qualité de sa motivation également : si l’élève n’est que le Ménon qui met Socrate en valeur et si le professeur tient avant tout à rester le maître et à lustrer sa petite auréole, consciemment ou pas, l’élève est alors en mauvaises mains. Tout cela forme évidemment une question délicate et un peu taboue, surtout dans les milieux de l'enseignement, mais au fond assez consensuelle.

Un autre déterminant essentiel est la soumission de l'élève. S'il se rebelle contre ce qui lui est enseigné et en discute continuellement le contenu et le bien-fondé, on comprend qu'il ne se mette pas en position optimale. Cette question concerne également la relation établie avec le professeur mais ne se réduit pas à elle. Il existe aujourd'hui, au jeu d'échecs par exemple, les professeurs érudits, infaillibles et inlassables que sont les logiciels et qui ont incontestablement permis une progression globale sensible du jeu. Les bons livres sont aussi bien sûr de bons professeurs.

L'élève motivé, soumis à la logique de sa discipline, commençant tôt son apprentissage et doté du meilleur professeur va-t-il devenir un expert, voire un prodige ? Probablement s'il a en plus un peu de grâce mozartienne... Toutefois, puisque rien n'est acquis à ce jeu (alors que dans la vie courante on ne vous retire pas votre doctorat ou votre diplôme d'ingénieur si vous ne prouvez pas continuellement que vous en êtes digne) il lui faudra consacrer l'essentiel de sa vie à courir les compétitions et les chambres d'hôtel pour le demeurer.

Terminons ce paragraphe en rappelant les similitudes que Freud faisait entre enseigner et psychanalyser, deux activités visant à modifier non pas (seulement) les bases de connaissances de l’esprit, mais la mentalité du sujet et son interprétation du monde. On comprend ainsi l’importance des phénomènes transférentiels et de la relation maître-élève, même si l’on peut regretter que, depuis quelques décennies, dans notre pays, l’idéologie éducative estime que les professeurs doivent être avant tout des négociateurs et des communicateurs s’effaçant devant les différences et la personnalité de leurs élèves. Malheur à la ville dont le prince est un enfant… 

 


Compétition et expertise  [Retour]

Dans les jeux compétitifs, l'expertise trouve sa traduction naturelle et incontestée dans les divers systèmes de classement des joueurs, dont le plus célèbre est sans doute le classement Elo (du nom de son inventeur) des joueurs d'échecs. Ce dernier a l'avantage de respecter la philosophie des jeux à somme nulle : ce que je gagne mon adversaire le perd, considération faite naturellement de la pondération liée aux chances a priori de l'issue du match. On sait que la philosophie des classements est un peu différente au bridge, mais chacun sait aussi qu'à ce jeu, tout est toujours un peu plus compliqué... Ce romantisme n'est d'ailleurs sans doute pas étranger à une certaine difficulté du jeu à s'imposer dans le public: il est très sensible, notamment dans la détermination des contrats, à une accumulation de règles arbitraires (il suffirait de modifier la rémunération des chelems ou du contre pour bouleverser tout le jeu) et n'a pas le classicisme du jeu d'échecs.


Dans les jeux de combat et de compétition, l’expertise est magnifiée, pour ne pas dire mythifiée, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord - et c'est une découverte essentielle de de Groot pour les joueurs d'échecs - les niveaux d’expertise sont stables. Un orateur médiocre fait des discours régulièrement médiocres, un bon humoriste fait régulièrement de bonnes plaisanteries, un mauvais cuisinier est presque toujours décevant, et vous savez dans les réunions que, si votre voisin de droite ouvre la bouche, il va dire une ânerie, et celui d’en face cherchera, comme d’habitude à jouer la sentinelle au regard d’aigle qui a aperçu quelque chose que personne n’avait vu, et il va annoncer qu’il pleut ou quelque chose du genre. Vous n’avez aucune chance de battre Roger Federer au tennis ou de doubler Sébastien Loeb en voiture. Si vous avez 400 points de classement de moins que votre adversaire aux échecs (différence par exemple entre un grand-maître à 2500 points et un champion régional à 2100), votre probabilité de le battre est estimée à 0.

Une étude que nous avions conduite sur le classement Elo des joueurs d’échecs montre la grande stabilité de ce classement au fil des années, il en est de même au bridge où les joueurs, après quelques mois ou quelques années de progression se fixent définitivement dans une frange étroite du classement. En plus d’être stable, les niveaux d’expertise sont en interaction avec la pression à la performance : quand celle-ci est forte, les bons niveaux se renforcent, les faibles s’effondrent. Combien de records du monde sont battus à l’occasion des jeux olympiques, c’est-à-dire le jour où l’athlète a sur les épaules la pression la plus considérable de toute sa carrière ?

Une autre raison de la vénération portée à l’expertise est que l’échelle des performances humaines dans tous les domaines est extrêmement dilatée et que, dans les niveaux supérieurs la créativité en devient une composante essentielle. C’est particulièrement visible dans les domaines sportifs et artistiques : l’intelligence de Zidane est sans commune mesure avec celle des pousseurs de ballon ordinaires, beaucoup de musiciens abandonnent leur instrument après avoir compris que le fossé les séparant des interprètes qu’ils admirent est infranchissable. C’est moins évident mais tout aussi vrai dans les domaines intellectuels : peut-on encore écrire quelque chose après avoir lu Voltaire ou Flaubert ? comment comprendre par quelle extra-lucidité Fermat en est venu à formuler son petit théorème et par quel extraordinaire effort de concentration et de conceptualisation Andrew Wiles est parvenu à démontrer le grand  qui avait résisté trois siècles et demi à la communauté des mathématiciens (et que Fermat, comme le petit, a peut-être simplement conçu en contemplant le triangle de Pascal, mais ceci est une autre histoire…) ?

En fait, la distribution de l’expertise ne suit pas la loi normale qui décrit l’homme moyen, mais une loi de puissance (lois de Pareto et Pareto-Levy) qui décrit l’homme extrême. La caractéristique de ces lois est que leur moyenne (espérance de gain pour un jeu) est infinie. Si vous mettez 100 euros sur le rouge à la roulette sans jamais ramasser vos gains, il n’y a pas de limite à ce que vous pouvez gagner, la probabilité des gains extrêmes étant une fonction inverse de leur taille. (Les casinos ont bien compris tout cela dans les années soixante, quand un groupe de joueurs anglais leur a fait subir de sévères pertes, dans le sud de la France, avec une variante de la montante de d’Alembert, et des bornes attachées aux mises minimales et maximales ont réintroduit de la normalité dans le jeu, au profit de la banque naturellement, qui est devenue une sorte d’assureur à l’abri des catastrophes). L’expertise peut ainsi être la résultante extraordinairement favorable d’un cumul d’aptitudes et de circonstances, et échapper à la logique des écarts-types autour de la moyenne. Tous les domaines d’excellence connaissent de tels personnages extrêmes, nous ne donnerons qu’un seul exemple, trop peu connu, celui de Marion Tinsley, qui a dominé le jeu de dames anglaises pendant 45 ans, n’a jamais perdu un championnat du monde et a perdu seulement 7 parties dans sa vie contre des joueurs humains. Il a cessé la compétition lorsque les fédérations ont refusé à l’ordinateur, qui était devenu son principal rival, de concourir pour le championnat du monde.  

La stabilité du talent et les proportions hors du commun qu’il peut atteindre prédisposent naturellement l’expertise quantifiée à devenir un système hiérarchique stable et fondé. Si l’expertise du bridge est en gros comparable à celle d'une langue maternelle (et nous ne pensons pas que quiconque démentira que l’apprentissage du jeu vaut bien en difficulté celui d’une langue vivante), alors le locuteur tardif et paresseux gardera toujours un vilain accent et une mauvaise syntaxe et il ne sera jamais totalement sûr de ce qu’il dit, de ce qu’il écrit ou de ce qu’il croit avoir compris. Quand au locuteur précoce, mais peu ou mal stimulé, il évoluera de façon limitée et ne parviendra pas à sortir d’un système de réponses peu élaborées. On peut parler français avec efficacité avec deux mille mots, le locuteur cultivé en utilise des dizaines de milliers.

Il n’y a pas à notre connaissance de travail d’investigation sur l’expertise du bridge, équivalente à celle que De Groot, et d’autres auteurs, ont pu conduire sur les joueurs d’échecs. Il est toutefois probable que les similarités avec les échecs (et avec la plupart des domaines d’activité intellectuelle voisins) soient importantes. L’expert est guidé efficacement dans l’analyse du jeu par une mémoire sémantique et peu faillible, plus ou moins consciente, de milliers de parties antérieures, il fait beaucoup d’inférences de façon automatique alors que le débutant doit encore les faire de façon volontaire et explicite (tout adulte peut comprendre cela quand il dialogue avec des enfants), il est aussi capable, lorsque c’est nécessaire, de conduire des calculs développés à la table. Ajoutons à cela des motivations profondes, souvent très anciennes et difficiles à élucider (comme souvent, on trouve beaucoup d’enfants de la balle), des qualités naturelles de caractère et de concentration, une sociabilité suffisamment harmonieuse pour jouer en équipe.

L’institution de l’expertise fédère des communautés qui ont leur histoire, leurs rites, leur vocabulaire. On rencontre des grands-maîtres, des premières séries, des quatrièmes dan, des cinq étoiles, des cravaches d’or; les chauffagistes ou les tueurs à gages sont des professionnels, les acteurs ont des stars, les bons joueurs de bridge se font appeler champions. C’est dû sans doute à la volonté d’introduire une coloration sportive dans les jeux de l’esprit, parce qu’ils requièrent des qualités physiques de concentration et de résistance, mais aussi bien sûr parce que la connotation sportive a de nombreuses retombées narcissiques, médiatiques et commerciales. 

 


Généralisation et surapprentissage  [Retour]

Apprendre consiste à tirer parti de l’expérience et à faire en sorte qu’elle ne soit pas simplement, comme le disent les pessimistes, une lanterne accrochée dans le dos qui éclaire le passé. L’apprentissage sert à reconnaître les exemples déjà appris mais surtout à adopter un comportement correct face à de nouveaux exemples. Le bridge en est une claire illustration puisque la probabilité pour un joueur de rencontrer deux fois la même partie dans sa vie est quasiment nulle. Comment donc est-il possible d’affronter l’inconnu avec seulement l’expérience du connu ? Par une généralisation qui catégorise l’expérience et en tire des principes, des règles, des concepts, des paramètres pertinents. A ses niveaux les plus élémentaires, l’apprentissage se réduit, dans les réponses conditionnées, à une généralisation de contingences physiques de l’environnement. L’apprentissage humain, fondé sur des modèles de données puissants et structurés et sur le langage, est plus performant mais aussi plus mystérieux. On comprend mal pourquoi chaque petit musicien ne devient pas Mozart, pourquoi, contre la volonté du pétanqueur et en dépit de ses efforts, son bras demeure si capricieux, pourquoi chacun ne peut-il pas dire, comme Federer, qu’il se savait bien phénoménal, mais s’étonne lui-même que ce soit à ce point…

La classification aristotélicienne est le principe de base de la généralisation, qui fonctionne bien dans les domaines assez simples et componentiels. Evidemment, le fait qu’elle fournisse une discrimination robuste des exemples ne garantit pas qu’elle en explique la nature profonde. Mais la classification a des frontières floues dès qu’elle s’applique au monde combinatoire et aux problèmes complexes, et les concepts auxquels elle recourt alors peuvent avoir une réalité discutable. Prenons l’exemple d’un des plus courants : la moyenne. Non seulement aucune femme française n’a eu 1,98 enfant (taux actuel de fécondité) mais bien souvent, l’individu moyen ne peut pas exister parce qu’l perd son identité en agglomérant ses caractéristiques moyennes. Cournot en a donné un exemple classique avec le triangle rectangle moyen, qui n’est plus rectangle…  (e.g. 9, 12, 15  et  5, 12, 13 qui donnent  7, 12, 14 mais 7² + 12 ² <> 14²).

Le surapprentissage peut être défini comme le moment où un système apprenant présente le profil paradoxal de toujours pouvoir apprendre de nouveaux exemples mais, en même temps, de perdre progressivement ses capacités de généralisation. Pour un bridgeur, cela consisterait à continuer à accroître sa culture de parties jouées, analysées, apprises, etc. mais, en même temps, à jouer de plus en plus mal les nouvelles parties en raison d’une défaillance de la généralisation de l’expérience.

Le phénomène a été particulièrement étudié sur les réseaux de neurones formels où la mémoire du système se transforme progressivement en mémoire brute des exemples appris. Le phénomène ne peut pas être attesté aussi rigoureusement dans les apprentissages humains, il est toutefois probable qu’une de ses formes analogues soit en partie responsable du plafonnement quasi-systématique des apprentissages. En termes simples, cela résulte d’une défaillance de la conceptualisation au profit d’un recours à une mémoire de type épisodique et encyclopédique.


Identité et public du bridge  [Retour]  

Les clichés renferment souvent une part de vérité. Le public des clubs de bride est constitué de retraités, majoritairement urbains et on y trouve une surreprésentation de la petite bourgeoisie et des professions intellectuelles. (Mais l'exemple vient de haut puisqu'il n'y a pas un seul ouvrier à l'assemblée nationale...). Pour des raisons diverses, les effectifs sont en baisse sensible et continue. La fédération (et tout le business qui gravite autour : plusieurs dizaines de milliers de retraités aisés sont une jolie cible commerciale) s'en inquiète et tente d'enrayer cette tendance de diverses façons. En incitant la jeunesse tout d'abord, avec des arguments présentés comme des évidences mais au fond très discutables (voir plus bas le paragraphe Faut-il apprendre à jouer au bridge?). Avec une campagne de publicité, très mauvaise par ailleurs. Si l'on avait bien ri lorsque les marchands de viagra ont imaginé : « Arrêtez le bridge ! » on ne rit pas du tout avec :  « Et un et deux et trois, bridgez-vous bien! ». Etait-il nécessaire de s'adresser à un public supposé intelligent à ce niveau de vulgarité ? Mais l'essentiel n'est pas là à notre sens. La désaffection des clubs de bridge est organisée par ces clubs eux-mêmes et il y a peu à espérer si certaines pratiques n'évoluent pas. Les horaires des tournois de régularité d'abord. L'immense majorité ont lieu l'après-midi des jours ouvrables. Très peu le soir, rien les jours fériés, c'est-à-dire dans les deux plages où les actifs sont disponibles. Si vous êtes joueur, que ça vous plaise ou non, les week-ends sont réservés aux compétitions. Comme les magasins, les clubs sont fermés le dimanche. Cela prend quelquefois des proportions qui frisent le grotesque. Dans une célèbre ville d'eau dont les différents clubs proposent des tournois tous les jours de la semaine l'après-midi et deux en soirée il est impossible de jouer le weed-end, c'est-à-dire les jours où les curistes n'ont pas l'astreinte de leur traitement et où beaucoup tournent en rond dans leurs meublés. On pourrait aussi se demander pourquoi, par exemple, on ne joue pas au bridge le jeudi de l'ascension ? Un autre point concerne l'accueil des itinérants. Si l'on est voyageur ou visiteur occasionnel d'un club sans partenaire attitré, il est souvent impossible de jouer. Même dans des grands clubs où il y a régulièrement plus d'une dizaine de tables, il n'y a souvent pas de jokers. Et quand il y en a un, il le vit souvent sur le mode de la punition. Une dernière raison, non-spécifique au bridge tient évidemment à la méfiance et au rejet de l'étranger qui ne se soumet pas instantanément aux codes non-explicites d'une petite communauté qui se fréquente depuis des années. Les clubs de bridge sont avant tout des clubs.


Bridge et pédagogie  [Retour]

Nous évoquerons deux points, qui ressortissent à la pédagogie générale. Ils ne sont pas spécifiquement liés au bridge mais, puisque le bridge s’enseigne, il ne paraît pas déplacer de les évoquer.

Le premier concerne les processus d'automatisation. Tout ce qui devient inconscient et automatique a été, dans le passé, conscient et laborieux. Par conséquent tout ce qui sera automatiquement pensé doit être préalablement dit, répété et compris, à un rythme très lent, et il faut se garder très longtemps de confondre le temps de l'apprentissage et le temps de la compétition. Nous avons vu des pianistes virtuoses travailler des études de Chopin avec le métronome calé sur 60, une partie de bridge de débutants devrait donc durer une demi-heure ou une heure, avec des inférences faites à voix haute et des prises de notes autorisées. Si l'on précipite les débutants dans des compétitions où ils devront jouer leurs trois parties en 22 minutes, en respectant toute la mise en scène du jeu, et en étant harcelés s'ils ne le font pas, c'est évidemment aussi insensé que de donner à lire La critique de la raison pure à un enfant de cours élémentaire. Si l’on demande aux joueurs débutants de simuler les joueurs confirmés, ils créent des automatismes compensatoires, des comportements de prestance et quelquefois d'exigences limitées et d'incapacités ultérieures, quand il ne s'agit pas de l'installation d'une schize entre le livre et la table. Cette schize est d’ailleurs renforcée par les biais d’échantillonnage des donnes analysées dans la littérature pédagogique où les joueurs ont souvent beaucoup de cartes en majeure (surtout des piques), des double fits, des singletons ou des points d’honneur en abondance. On vous expose des chapitres entiers sur la façon de répondre à l'intervention de votre partenaire avec un adversaire de droite qui, en troisième position, a toujours l'obligeance de se taire pour vous laisser déployer vos cue-bids. En réalité, lorsque votre jeu aura au moins 6 points d’honneur, vous aurez à enchérir dans 59,7% des cas sur le faux plat d’une main de 6-11 PH, et ce pourcentage passe à 74,5 lorsque votre partenaire aura la force d’une ouverture de 12 PH dans sa main. Vous serez donc en quête d’information dans l’incertitude d’une manche, avec cette difficulté supplémentaire que, plus votre ligne sera faible, moins la probabilité sera forte que le meilleur contrat de votre main ou de celle de votre partenaire soit le Par de la donne.

Ces biais d’échantillonnage ne sont toutefois pas très importants, parce que la théorie de l’apprentissage a montré que ce dernier ne dépend pas étroitement de l’échantillonnage sur lequel il se fait, les enfants peuvent par exemple apprendre à parler correctement et grammaticalement une langue sur la base de stimulations linguistiques appauvries.

La cause la plus probable des différences de comportement fréquemment rapportées entre le livre et la table sont liées au contexte. Un fait bien établi montre que les apprentissages sont significativement mieux restitués dans le contexte où ils ont été installés. Donnons un exemple. Si l’on fait apprendre à des groupes de sujets des listes de mots en étant allongés sur la plage ou bien dans un scaphandre à plusieurs mètres de profondeur dans un étang, et qu’on leur fait ensuite restituer leur apprentissage en variant les conditions (une moitié du groupe plage restitue sur la plage, l’autre moitié en scaphandre et même chose pour le groupe qui a appris en scaphandre), les sujets  qui restituent les listes de mots là où ils les ont apprises ont des performances très supérieures aux autres. La conclusion est simple : le cerveau humain est massivement contextuel et la table doit être un lieu d’apprentissage. Elle ne l’est pas autant qu’on le souhaiterait dans nos établissements scolaires, les écoles de bridge font-elles mieux ?

 

Le second principe pédagogique que nous voudrions aborder est celui du formatage et de la réduction des situations d’apprentissage. La pédagogie est toujours fondée sur un formatage simplificateur : on peut aider les enfants de cours élémentaire à réinventer la multiplication en quelques jours alors que l’humanité a mis plusieurs siècles à stabiliser la méthode que nous utilisons maintenant et qu’on ne pouvait apprendre que dans certaines universités allemandes et italiennes au XV° siècle. Si l’on a des exigences sur la forme du jeu, ainsi qu’on l’a noté plus haut, en compensation, on réduira la charge mentale de l’analyse avec des situations épurées, des donnes simplifiées et des inférences limitées. Derrière cette pédagogie du petit bain, il y a l'idée que l'esprit fonctionne comme une leçon, ce que démentit la plupart des travaux contrastant la façon de faire et la façon d'expliquer ce qu'il faut faire. (Quiconque ayant été un moment l'otage d'un moniteur de danse ou de ski comprendra facilement ce que nous voulons dire...).

Tous les apprentissages naturels au contraire se font dans le grand bain (avec une bouée bien sûr), et ce sont eux qui marchent le mieux en général. Prenons comme exemple le problème de la signalisation. Les joueurs le répètent, le jeu des ordinateurs le démontre : l’issue d’une partie de bridge dépend la plupart du temps pour la défense, d'une seule carte, d'une option à prendre, plutôt en début de partie, et souvent à l'entame d'une levée. Le jeu correct exige une représentation correcte des mains cachées, c'est le rôle de la signalisation de contribuer à la fournir. La signalisation est la clef de voûte du jeu et devrait même être enseignée avant de toucher la première carte. Ses principes en sont simples, elle est inhérente à la communication humaine et nous soutenons que c'est même faire violence à celle-ci que de la négliger. Or, il n'est pas rare de voir dans les diverses progressions qu'elle passe pour une matière difficile, qu'elle est tenue sous silence, que la confusion est entretenue entre les divers systèmes, ou même qu'elle soit ignorée pendant plusieurs années (hormis la tarte à la crème de la quatrième meilleure). Il en résulte que, bien qu'aussi indispensable au jeu que l'équilibre pour le cycliste, elle devienne un point de négligence pour beaucoup de joueurs, alors qu’ils ont été interminablement chapitrés sur des distinctions oiseuses à propos de conventions d’enchères qu’ils n’utiliseront pas à bon escient trois fois dans leur vie.

 


Faut-il apprendre à jouer au bridge  [Retour]

Les clubs et les fédérations font beaucoup de bruit autour de l'apprentissage du bridge et de l'initiation de la jeunesse, avec un succès d'ailleurs si limité qu'on se demande s'ils y croient vraiment. Les arguments sont connus et exposés sur le ton de l'évidence : développement de la mémoire, de la concentration, de l'intelligence, de l'esprit d'équipe, etc. etc. Le portail de la fédération a annoncé récemment que de nombreuses études confirmaient cette vision des choses et qu'une convention avait été développée avec l'éducation nationale dans le but de favoriser la pratique du jeu en milieu scolaire. Nous avons écrit il y a plusieurs mois à la fédération aussi bien qu'au ministère afin de connaître les références de ces études. Nous attendons toujours une réponse de l'une et de l'autre.

Il n'y a pas la moindre preuve que tout ceci soit exact. Comme la plupart des expertises, celle du bridge est probablement très cloisonnée et beaucoup de très bons bridgeurs sont incapables d'accorder les participes passés. La psychologie a abandonné les anciennes facultés horizontales (mémoire, intelligence, jugement,etc.) en recentrant l'activité mentale autour de domaines de compétence spécifiques et ne croit plus beaucoup à de supposés transferts d'expertise, du bridge vers les mathématiques par exemple. La pratique du bridge ressemble plus au calcul mental qu'à la réflexion mathématique et les inférences sont, pour la plupart, top-down, et reposent sur la reconnaissance de formes antérieures. A part compter aisément jusque 13, on ne voit d'ailleurs pas très bien en quoi le bridge favoriserait l'apprentissage des mathématiques. Même pas d'ailleurs au plan de la compétition, puisqu'elle est beaucoup plus rude en mathématiques et s'exerce sur des populations bien plus vastes.

Au-delà donc de ces arguments publicitaires, dont personne ne semble dupe puisque le bridge prospère essentiellement à l'intérieur du milieu familial, un examen plus réaliste des choses peut faire hésiter à lancer des enfants ou des adolescents dans l'aventure. Pour trois raisons au moins. La première est le temps dérobé par le bridge aux études qui paraît un préjudice inévitable. La seconde est le risque sérieux du déplacement des motivations et de la déconsidération des matières scolaires (dont le sens, même sans jouer aux cartes, échappe toujours plus ou moins aux adolescents), sans compter qu'entre une vie académique médiocre, anonyme et peu gratifiante, et le petit rayonnement social qu'on peut acquérir dans une communauté, le choix risque d'être trop facile. Ceci vaut pour toutes les activités extra-scolaires. La troisième raison tient au projet de vie. Ce jeu, somme toute futile et narcissique, vaut-il qu'on lui sacrifie une carrière au service par exemple de la science ou des autres ? Dans un numéro récent du journal de la FFB, un article sur les joueurs, au milieu des clichés habituels sur les « champions » (dont l'image doit être soignée puisqu'ils tirent un marché non négligeable), avoue, au milieu d'un paragraphe, que la quasi-totalité des joueurs de haut niveau ont abandonné leurs études ou leur métier...

Donc, avant de prendre le risque d'une addiction intellectuelle il convient de peser la réponse que l'on souhaite faire à la question de Saint Augustin au terme de son existence : « Qu'as-tu fait de ton talent ? ».

 

Ces considérations sont valables pour les jeunes. Lorsqu'on est installé dans la vie ou au terme de son activité professionnelle, la réponse ne fait pas l'ombre d'un doute : oui, il faut jouer au bridge, jeu magnifique dont les subtilités nous enchantent, comparées aux répétitions et aux médiocrités de la vie ordinaire.

 


Raisonnement, décision et émotion  [Retour]

Descartes n’est plus à la mode chez les psychologues, au profit de Spinoza et de la neuropsychologie moderne de l’émotion.

La dualité prônée par la philosophie classique entre l’émotion et le raisonnement reposait sur divers arguments, de force différente. Si l’on voit dans l’émotion un simple système d’alarme signalant que l’organisme est sorti de son optimum fonctionnel, analogue à la douleur qui envoie un message de haute priorité, ou bien un résidu d’animalité ayant perdu sa valeur adaptative dans l’espèce humaine (conception en partie défendue par Darwin), on conçoit qu’elle ne facilite pas le raisonnement et qu’elle doive en être tenue au maximum à l’écart.

La philosophie remarque par ailleurs, à juste titre, que l’émotion met l’accent sur tout ce qui est matériel, fragile et provisoire chez l’être humain, et la sublimation intellectuelle poussée à son extrême se plaît à concevoir un esprit pur qui en serait détaché et acquerrait ainsi un autre mode d’existence. Le mode d’existence des nombres ou du Dieu de Whitehead par exemple, dont on ne peut nier qu’ils existent, mais différemment de nous.

Les preuves contraires à cette vision dualiste, déjà nombreuses dans la philosophie grecque qui avait poussé très loin l’analyse du rôle psycho-social de l’émotion, ont été triplement renforcées ces dernières décennies par trois courants de recherche que nous évoquons brièvement :

·        La philosophie analytique et la psychologie cognitive accordent un rôle fonctionnel positif à la réponse émotionnelle. Analogue à un système perceptif qui permet de focaliser certaines composantes de l’environnement interne ou externe, l’émotion renseigne l’individu sur la distance qui le sépare de ses buts. Les émotions positives signalent que l’objet est atteint, les émotions négatives, plus nombreuses et plus variées, signalent qu’il est perdu (tristesse), qu’on veut le repousser (dégout, peur), qu’on nous empêche de l’atteindre (colère). Intégrées dans les rapports sociaux dès les premières jours de la vie, les émotions vont en partie passer sous le contrôle d’autrui (le surmoi de la psychanalyse) et signaler au sujet une évaluation de son rapport à l’objet avec la nouvelle classe des émotions dites secondaires, dont les génériques sont la timidité, la honte, la pudeur, la culpabilité et la fierté. Si le raisonnement est conçu comme l’aspect logistique de la poursuite des buts évaluée par une réponse émotionnelle, on voit qu’on ne peut plus séparer ces deux composantes de l’activité.

·        La neuropsychologie a confirmé ces conceptions et la neuropathologie montre que les patients privés de la capacité d’éprouver des émotions sont également privés de la capacité de planifier leurs actions et de prendre des décisions. Evidemment, comment pourrai-je choisir entre l’achat d’une maison ou d’un appartement si je n’ai aucune représentation des bénéfices et des inconvénients, autrement dit des conséquences sur ma vie, d’habiter l’une ou l’autre. Les choix fait dans ces conditions sont indécis et labiles quand ils ne vont pas clairement contre les intérêts manifestes du sujet. Les malades cérébro-lésés étudiés notamment par Damasio, qui est devenu un auteur à succès, bien que non diminués sur le plan exécutif (mémoire, aptitudes primaires, etc.)  montrent des failles importantes du comportement adaptatif et social liées à cette impossibilité de prendre des décisions fondées sur une évaluation émotionnelle.

·        Les travaux de psychologie sociale expérimentale (qui ont valu le prix Nobel d’économie à Kahneman en 2002) ont montré que les décisions des individus dans des domaines apparemment livrés à la pure rationalité (par exemple la finance) demeurent sous le contrôle de facteurs émotionnels et peuvent être souvent qualifiées d’irrationnelles. Les sujets n’attribuent pas une valeur symétrique à leurs gains et à leurs pertes, ils rationalisent exagérément et faussement leurs choix et surévaluent leurs positions auxquelles ils se montrent exagérément attachés. Ces travaux prouvent donc que, même dans des domaines largement couvert par la rationalité mathématique, des biais émotionnels peuvent infléchir les raisonnements et les décisions. 

La pratique du bridge n’échappe à rien de ce qui touche le raisonnement et la décision. Les biais de la théorie des perspectives de Kahneman et Tversky n’y ont pas été étudiés mais ils y sont sans aucun doute présents. Les émotions secondaires ont un rôle essentiel, qui peut parfois prendre la forme d’une inhibition massive. Les renforcements attachés aux décisions seront évoqués ci-dessous.

 


Peut-on progresser ?  [Retour]

En vertu des paragraphes précédents, la réponse à cette question est assez pessimiste. Une fois dépassées les phases d'initiation et de consolidation, l'apprentissage atteint une phase de plateau dans laquelle il semble que les reconceptualisations, et corrélativement la réorganisation de la mémoire, ne soient plus possibles. Un certain régime de performance est atteint (qui n'est pas sans analogie avec le régime de jouissance des psychanalystes, au sens où il plonge ses racines dans toutes les dimensions de la vie au jeu), exposé au surapprentissage, et le sujet entretient sa motivation au rythme des renforcements plus ou moins aléatoires qui lui sont dispensés avec la multiplication des compétitions où tout le monde finit bien, un jour ou l'autre, par gagner quelque chose à mettre sur la cheminée du salon.

 En s'en tenant par exemple au seul domaine des enchères, on peut considérer l'expertise comme une fonction à deux arguments (la main du joueur et la séquence actuelle d'enchères) dont les développements internes sont assez considérables, différemment consolidés selon les niveaux de complexité, mais dont la stabilité des niveaux de réponse est statistiquement très robuste. Les joueurs faibles ne font jamais de coup de génie (sauf s'ils se trompent de carte) et les très bons joueurs ne font pas d'erreurs grossières s'ils ne sont pas assoupis. Cette fonction, la boîte noire qui traite les enchères, est la compétence du joueur. Un certain pourcentage de donnes ne pose pas de problèmes, la fonction les traite correctement. Ces donnes faciles ont été la base de l'apprentissage (voir plus haut les remarques à propos des biais d'échantillonnage des manuels). A l'autre pôle, il y a les donnes que le joueur moyen n'a aucune chance de traiter correctement, puis le marais des donnes un peu techniques qui crée les petites différences de performance d'un tournoi à l'autre.

 

En considérant d’autres facteurs, plus psychologiques au sens courant du terme, on trouve d’autres obstacles plus ou moins définitifs au progrès, de nature émotionnelle ou psycho-sociale.

Au bridge, certains renforcements sont distribués assez aléatoirement et majoritairement sous la forme d’émotions secondaires parce qu’elles sont sous le contrôle du partenaire, de l’équipe, des membres du club, du public, de l’image de soi, etc. Par aléatoire, nous entendons le fait qu’ils sont soumis à l’échantillonnage des donnes, à la bonne fortune (une erreur de l’adversaire peut transformer une entame pitoyable en un coup gagnant) et aux aléas des probabilités (la carte la plus intelligente perdra en raison d’une distribution très improbable des jeux adverses et c’est un coup de débutant qui ne résiste pas cinq secondes à l’analyse qui sera gagnant). On sait que les renforcements aléatoires provoquent des conduites magiques, la magie étant la survenance d’un phénomène qu’aucune explication causale cohérente ne relie à ce qui le fait apparaître (e.g. danser pour faire pleuvoir), mais simplement une association affective due à des renforcements antérieurs réels ou suggérés. Ces conduites magiques sont extrêmement rebelles au progrès et à la révision, ce qui se comprend puisqu’elles n’ont pas de verdict externe rationnel. 

 

Bien que très antérieures au système nerveux et diffusées dans le corps par voie endocrinienne et chimique, les réponses émotionnelles sont très rapides et échappent le plus souvent à la conscience et à la volonté. On montre ainsi que l’on a une réponse électrodermale (i.e. augmentation de la conductance électrique de la peau due à une modification de la transpiration liée à un état émotionnel, c’est le principe du détecteur de mensonge) en étant exposé à des mots à fort contenu affectif (suicide, cadavre, etc.) à des durées très courtes et inférieures au seuil de reconnaissance. Des réponses de ce type sont évidemment capables d’infléchir l’action et la décision, comme le montre la publicité infra-liminale, en principe interdite.        

Nous avons évoqué quelques obstacles psycho-sociaux, on peut y adjoindre les problèmes de positionnement hiérarchique et d’image de soi. Progresser peut demander la capacité de changer de statut social dans un groupe, ce qui mobilise alors des mécanismes de résistance puissants.

 


Agon, ilynx, minicry ou alea ?  [Retour]

Dans une classification demeurée célèbre, Roger Caillois propose de ranger les jeux selon qu’ils sont le support d’une compétition (agon), d’un vertige (ilynx), d’un simulacre (mimicry) ou de la confrontation au hasard (alea). La compétition est la composante principale du jeu de bridge. Le hasard y joue un rôle, mais pas dans le sens où il peut donner le vertige de la chance et de la toute-puissance, pas non plus dans le sens de sa maîtrise illusoire avec les martingales plus ou moins magiques du joueur de roulette. C’est au contraire le hasard de la science, celui que la raison va contraindre à se dévoiler. Les jeux de vertige sont souvent des jeux d’équilibre (sur des skis, un cheval, une planche à voile) et il serait difficile de trouver cette composante dans le bridge autrement que de façon métaphorique. Il y a toutefois une certaine analogie avec le rodéo ou le but en or, où l’on attend la première erreur du cavalier ou de la défense adverse. La plupart des jeux de compétition reposent en fait sur ce principe. Le pongiste ou le tennisman perdant du match a, malgré tout, été capable de dominer son adversaire, mais moins souvent qu’il n’a été lui-même dominé. Au-dessus de la technique, il y a quelque chose qui ne se réduit pas entièrement à la différence de technique entre les adversaires, et qui se montre décisif, au point que certains auteurs ont pu proposer une interprétation psychanalytique du sport, des matches de tennis par exemple : à un certain niveau de tension, de fatigue ou de découragement, l'un des joueurs adopte un comportement de soumission. Une composante essentielle de ces jeux de répétition est la nécessité d’éviter l’erreur, sous la pression psychologique imposée par l’adversaire. Nous y reviendrons brièvement en évoquant les problèmes de concentration.

Pourquoi est-il gratifiant de jouer, pourquoi diable est-on si content quand on gagne et pourquoi peut-on passer une nuit blanche parce qu'on a défaussé la mauvaise carte qui a coûté le chelem et le match? Il y a du narcissime là-dedans, bien sûr. Mais cette volonté profonde et obscure d'être meilleur que l'autre et de le dominer est, même si ça paraît paradoxal, essentiellement altruiste. Etre compétent, parfois jusqu'à l'exploit, c'est servir le groupe, renforcer sa cohésion et sa protection. Pendant des millions d'années les hommes et leurs ancêtre immédiats, sans agriculture ni élevage, astreints à suivre le gibier, ont été des chasseurs-cueilleurs contraints à la collaboration la plus étroite et nos gênes nous configurent pour le service des autres. Même si les sociétés modernes, paroxystiques en tout, ont créé des zones de solitude extrême, notamment au coeur des villes, il faut se garder de confondre solitude et misanthropie et, lorsque vous rangez fièrement une coupe dans l'armoire du hall de votre club, c'est comme si vous reveniez en portant une antilope sur vos épaules, accueilli par des dizaines de paires d'yeux reconnaissantes rangées autour du feu.

 


Le bridge, un modèle complet de l'expertise humaine  [Retour]

Le jeu d'échecs jouit, nous l'avons dit, d'un prestige considérable dans la comparaison des performances entre les hommes et les ordinateurs et il est un modèle classique de l'expertise. Nous pensons toutefois que le jeu d'échecs, jeu à information complète, assez faiblement conceptualisé, et dont la structure est totalement combinatoire, demeure un modèle plutôt fruste des activités mentales complexes d’analyse et de prise de décision et qu’il est, de ce point de vue, très inférieur au jeu de bridge dont on ne trouve pourtant pas de trace dans la littérature psychologique. De plus, le jeu d’échecs, à information complète, est dépourvu d’intérêt psycho-social et il ne possède, contrairement au bridge, aucun langage élaboré permettant de coder et de transmettre de l’information puisqu’il n’en a aucune à transmettre, étant donné que c’est un jeu mono-agent contre mono-agent et non multi-agent contre multi-agent comme l’est le bridge.

 Par sa complexité et sa diversité, le bridge est un micro-monde exceptionnel. Il n'y a quasiment aucun domaine de la logique et des mathématiques qui puisse être écarté de son analyse, pas plus d'ailleurs que les domaines psycho-sociaux relatifs à l'intentionnalité, à l'épistémologie dynamique, à la théorie des langages, à la communication, à l'information et à la décision. On peut dire la même chose de l'étendue et de la diversité des ressources qu'il mobilise pour sa programmation : structures de données élaborées, systèmes experts, algorithmique complexe dans les arbres, réseaux bayésiens, etc.

 


Bridge et psychologie cognitive  [Retour]

Nous allons examiner quelques points montrant que le bridge est une métaphore supérieure de l’activité mentale en situation sociale, dans ses aspects de conceptualisation, de prise de décision (incluant des aspects probabilistes simples et bayésiens), de coopération, de verdict de l’activité, de gestion de connaissance distribuée et d’activité intentionnelle (mindreading).

Ainsi qu’on l’a dit plus haut, les problèmes de bridge sont NP-complet. Les parties de bridge sont donc comme les personnes, elles se ressemblent toutes mais tant qu’on ne les a pas rencontrées on ne les connaît pas. La littérature bridgesque est en partie anecdotique et romanesque au sens où elle s’adosse beaucoup aux études de cas et à l’opinion des experts. Cela convient probablement au happy few des bridgeurs mais ne contribue pas à la diffusion et au décloisonnement du jeu qui profiterait sans doute plus d’une mise en connexion avec d’autres activités intellectuelles générales.

 


Problèmes de stratégie  [Retour]

Une fois résolu le problème des mains cachées (dans sa forme minimale, totalement aléatoire, tout est possible), le joueur doit élaborer une stratégie. On appelle ça en général un plan de jeu s’il s’agit d’une décision concernant l’ensemble de la partie ou un maniement s’il s’agit d’une couleur simple. Une stratégie est un protocole d’action qui prévoit une réponse et une seule face à chaque coup de l’adversaire. Elle exige donc une étude préalable de ses coups et une anticipation des réponses. (Il est inutile de considérer les coups équivalents ici ou les stratégies mixtes, bien qu’elles soient nécessaires dans certains domaines du jeu, notamment en fournissant et en défaussant où des règles systématiques seraient trop transparentes).

Considérons un jeu simple, la course à n. Nous alignons 20 allumettes, chacun de nous en alternance en prend une ou deux, à son libre choix, celui qui prend la dernière a perdu. La clé du jeu consiste à laisser à l’adversaire, si c’est possible, un nombre d’allumettes égal à 3x + 1 puisqu’on peut toujours compléter son choix à 3 (s’il prend 1, je prends 2, s’il prend 2, je prends 1).

Il y a donc des états du jeu dans lesquels je peux forcer le gain, si je joue correctement, et des états dans lesquels je dois permettre celui de l’adversaire. La figure ci-dessous les présente pour la course à 20.

 

 

 

Le joueur qui est dans la couronne peut forcer le gain en entrant dans la zone centrale (le noyau du jeu) s’il joue bien, mais peut aussi rester dans la couronne s’il joue mal.

Le joueur qui est au centre doit sortir et entrer dans la couronne. Le joueur gagnant est celui qui fera ses choix dans les valeurs de la couronne (20 s’y trouve il faut donc commencer à jouer si on a le choix), sa stratégie consiste à mettre chaque fois l’adversaire dans le noyau du jeu. Si l’on représente le jeu par un arbre, on obtient :

 

 

On voit que le joueur gagnant n’a qu’un seul choix à chaque coup. Bien que ce ne soit pas une nécessité dans tous les jeux, il est commode de définir une stratégie comme un arbre de jeu dans lequel il n’y a qu’un seul nœud sous chaque coup de l’adversaire.

Les solveurs double mort qui jouent à cartes ouvertes sont dans cette logique.

Les solveurs simple mort aussi, qui évitent de façon globale les réponses multiples de Max.

Mais les uns et les autres ont à prendre des décisions probabilistes au terme de leurs recherches.

 


La fusion des stratégies  [Retour]

Soit la ligne Nord-Sud confrontée à deux mondes Est-Ouest possibles.

 

 

En M1 elle doit chercher la Dame en Ouest et la chercher en Est en M2.

Si un solveur double mort étudie successivement les deux mondes à cartes ouvertes, il prendra chaque fois la Dame. On obtient par exemple :

 

La combinaison des mondes fournit 100% de réussite mais, sous le 4 adverse, Max a fournit 2 cartes différentes ( A et V) laissant supposer qu’il connaissait le monde dans lequel il était. Ce score n’est donc obtenu qu’au prix d’une fusion de stratégies.

Sur un exemple un peu plus général :

 

 

En jouant à gauche, Max peut gagner dans les cinq mondes s’il est extra-lucide… A droite en revanche il gagne 4 fois sur 5 avec certitude. Il n’y a que Min qui a le privilège de savoir dans quel monde se joue la partie.

 


Mes cartes sont comme mes pensées  [Retour]

Il est d’autant plus difficile de rendre compte du désintérêt des psychologues pour les jeux de cartes qu’ils sont une mise en scène transparente des interactions sociales et pourraient être une mine d’inspiration en psychologie de la seconde enfance par exemple. Mes cartes sont comme mes pensées, je les dissimule aux autres qui cherchent à les deviner pendant que je cherche à deviner les leurs, et nous les dévoilons progressivement. Ce processus se déroule sur l’ensemble d’une partie, il se fonde sur un langage codifié pendant les enchères, sur une base commune de connaissance, (le jeu du mort, après la carte d'entame), sur les inférences qui peuvent être faites à l’examen des cartes jouées et sur une signalisation explicite (et parfois trompeuse) qui peut être attachée par convention à ces cartes. Bien que transparente, la signalisation peut être trompeuse car, s’il est interdit au bridge d’user de systèmes cryptés, il n’est pas interdit de tromper son partenaire en même temps que ses adversaires (à condition d’en escompter un bénéfice). Le bluff, qui est le ressort du poker, n’a pas sa place au bridge, et la tromperie s’y exerce de façon plus subtile par la ruse (nous distinguerons plus bas la ruse et le mensonge), par exemple en défaussant des cartes susceptibles de troubler l’adversaire dans sa reconstitution des mains cachées. C’est donc une discipline à la fois intellectuelle et morale que le jeu propose.


Le fair bridge  [Retour]

Le bridge n'est pas une guerre entre deux camps qui échangent des messages codés. La règle veut que la signification d'une enchère soit de connaissance publique, avec toutefois une restriction importante : le partenaire du joueur qui vient d'enchérir ne doit jamais être informé par ce dernier de la signification de l'enchère. Il serait en effet dans ce cas facile de substituer le langage naturel au langage des enchères: vous diriez par exemple 3T sur l'ouverture d'1C de votre partenaire et vous pourriez lui faciliter grandement la tâche en lançant par exemple à la cantonnade: "ça veut dire que j'ai le Valet d'atout quatrième, l'As et le Roi de Pique et que je suis singleton Carreau". Dans le jeu sans écran c'est le partenaire qui donne la signification de l'enchère (et le joueur qui a enchéri est prié de ne pas faire de grimace!), avec écran, pour des raisons de communication facilement compréhensibles, chaque joueur de la paire renseigne son adversaire visible. Ils peuvent ainsi donner des interprétations différentes.
Caractéristiques des commentaires sur une enchère :
1. Même s'ils sont erronés, ils doivent être de bonne foi, et le joueur qui s'est trompé doit être lui aussi victime de son erreur.
2. Ils sont donnés du point de vue d'un joueur informé qui suivrait la partie sans voir aucun jeu. C'est-à-dire que le joueur commente l'enchère sans tenir compte de son jeu. Si le partenaire nomme deux As sur un Blackwood et que le joueur a lui-même les As majeurs, il dira : "mon partenaire a deux As" mais non pas : "Mon partenaire a les deux As mineurs".
3. Ils ne requièrent pas de redonner les informations déjà rendues accessibles par les enchères précédentes mais se doivent d'être les plus complets possibles sur l'enchère présente.

En raison de leur fonctionnement, les ordinateurs ont un règlement particulier. Les deux joueurs de la paire utilisant le même système, ils n'ont en principe aucune difficulté à comprendre l'enchère du partenaire, du moins tant qu'elle est produite par le système de règles.
Ils n'ont pas le droit de faire des psychiques puisqu'ils pourraient facilement en construire des formes complexes inaccessibles au joueur humain.
C'est le joueur qui enchérit qui donne la signification de son enchère aux adversaires, mais pas à son partenaire qui doit conduire seul son interprétation.
Lorsqu'il y a au moins un ordinateur dans la partie, ces règles s'appliquent aussi aux joueurs humains.

Ces règles sont complexes et demandent des recours fréquents aux arbitres. Pour certains c'est cette accumulation de chicanes et de complexité qui fait l'intérêt du jeu, pour beaucoup d'autres c'est un motif suffisant pour s'en détourner.
Evidemment, la forme de triche la plus courante dans ce cadre est la rétention d'information. Ça va du simple : "je ne sais pas, ça ne fait pas longtemps que nous jouons ensemble" au "je pense qu'il est long à coeur" ou bien "il a du jeu" jusqu'aux conventions sophistiquées dont on ne dévoile qu'une partie.
Il n'y a pas beaucoup de fierté à tirer d'avoir battu un programme parce qu'on lui a dit que le partenaire avait 6-8 PH alors qu'il en avait 14. La même remarque s'applique au jeu entre humains.
Le fair bridge, que nous mettons en oeuvre dans notre propre programme consiste à considérer que chaque enchère est alertée et à afficher systématiquement les bornes de longueurs des couleurs du partenaire, ses bornes de points et tous les commentaires utiles relatifs aux conventions, en réservant les talents de l'ordinateur à autre chose qu'à mentir à ses adversaires.
On souhaite évidemmement une réciprocité des joueurs humains, sans toutefois trop y croire. En effet le jeu est conçu de telle sorte que la transparence affaiblit celui qui la pratique.
Pour ne pas paraître accabler les joueurs humains, disons qu'on attend aussi des ordinateurs un comportement exemplaire. L'autopsie des parties révèle, hélas!, que beaucoup de programmes retournent des feedbacks flous et assez fréquemment mensongers sur leurs enchères.

 


Un modèle d'épistémologie dynamique  [Retour]

L’épistémologie dynamique, née sous l’impulsion du grand logicien Hintikka, s’applique à décrire formellement l’évolution d’un système de connaissances à l’intérieur d’un groupe. Elle pose déjà des problèmes difficiles à des niveaux élémentaires. Supposons trois personnes : Roland, Christiane et Marie qui détiennent une carte parmi les trois suivantes : l’as de cœur, l’as de pique, l’as de carreau. Chacun ne connaît au début que sa carte, la connaissance est distribuée. Si Christiane a l’as de pique, elle sait que Roland n’a pas d’as noir, que quelqu’un sait qui a l’as de carreau, que quelqu’un sait que personne d’autre que lui ne connaît la position de l’as de cœur, que Roland sait que Marie a, en chances égales, un as rouge ou un noir, etc. Supposons que Roland dise publiquement : « j’ai un as rouge », alors Marie sait qui a les trois as, elle sait que Christiane sait qu’elle le sait, mais qu’elle même n’a rien appris sur la localisation des as de cœur et de carreau, etc. etc. Lorsque la connaissance est commune, tout le monde sait tout et sait que les autres le savent. Dans les étapes antérieures d’élaboration, il n’y a que le diable qui a le privilège de connaître l’état réel du monde et les croyances de chacun sur ses connaissances propres et sur celles des autres, au degré que l’on veut.

L’évolution d’une partie de bridge est celle de la transition entre un système de connaissances distribuée implicite (chacun ignore les cartes des autres et le savoir des autres sur les divers jeux : si mon partenaire annonce cinq cartes à pique (savoir dispensé en langue), mon adversaire de gauche peut inférer un savoir en discours (a-t-il l’As, le Roi, etc.) différent du mien puisque nous n’avons pas les mêmes piques en main) à un système de connaissance commune, qui ne survient quelquefois qu’à l'avant-dernier tour de jeu.

On sait à quel point les humains sont friands des nourritures intentionnelles qui sont au centre de tous les arts narratifs (roman, théâtre, opéra, etc.) et qui expliquent l’inlassable intérêt pour le genre du roman et du film policier où l’on construit une connaissance commune avec le spectateur/lecteur, quelquefois naïf, quelquefois informé dès le début, et toujours intrigué par les malentendus, les quiproquos, les mensonges et autres trafics d’information. L'intérêt pour les pensées des autres est corrélatif de l'hominisation et de l'apparition du langage. La survie implique une certaine capacité d'anticipation du monde et un substrat causal adapté. Dans la rationalité directe, seuls les objets du monde interagissent entre eux (une pierre roule vers moi sur la pente d'une montagne selon les lois de la physique). Dans la rationalité oblique, des agents intentionnels s'interposent (un ours arrive vers moi en pleine course sur la pente d'une montagne, les mesures à prendre ne sont évidemment pas les mêmes que dans le cas d'une pierre). Dans un monde évolué, la rationalité oblique est omniprésente. Je passe au vert parce que je sais que les voitures perpendiculaires vont s'arrêter au rouge, et je peux faire cela des dizaines de milliers de fois au cours de mon existence, alors que je refuserai le saut à l'élastique; autrement dit je fais infiniment plus confiance à des dizaines de milliers d'individus que je ne connais pas, qui comptent sans doute beaucoup de drogués, d'alcooliques et de psychopathes, qu'à un élastique éprouvé en laboratoire et fiable avec 9 ou 10 zéros derrière la virgule. La rationalité oblique qui règle la vie sociale, aussi bien que la guerre, la ruse et le mensonge, dépend de notre capacité à décoder les intentions des autres. Elle est évidemment absente des jeux à information complète comme les échecs où il n'y a rien à deviner.

L’intérêt spécial du bridge vient aussi du fait que malgré un certain romantisme que nous pointions plus haut à propos de l’accumulation de règles arbitraires, la partie elle-même connaît un véritable développement obéissant aux règles du théâtre classique et ne recourt à aucun des artifices des mauvais scénaristes ou des jeux vulgaires qui entretiennent un suspense artificiel avec du hasard. La partie de bridge se déroule dans le temps de la démonstration.

Dans une partie de bridge, de nombreux registres d'information co-existent et interagissent. Le jeu du mort, aussitôt après l'entame, constitue une base de connaissance commune. Chacun des trois joueurs se représente également son jeu propre, (information privée exacte) et celui des deux autres mains cachées. Dans ce dernier cas, l'information peut être publique en langue (e.g. le déclarant a au moins 5 piques) ou en discours (le déclarant a la Dame de cœur parce qu'il l'a annoncée avec la convention Blackwood). Elle peut être certaine (Est a RVX de carreau puisque, de Nord, je ne les vois pas au mort et Sud a défaussé sur l'As de carreau) ou probable (le déclarant a probablement encore un trèfle puisqu'il a utilisé la dernière remontée du mort sans réaliser des trèfles maîtres). Elle est également très souvent semi-publique : si Est a l'as de pique, il sait que Sud ne l'a pas mais Ouest l'ignore.

Bien que discipline récente, l’épistémologie dynamique a fait des avancées notoires. Elle est maintenant, à des degrés divers, une composante de tous les systèmes multi-agents.

La gestion dynamique des connaissances est très intégrée dans nos activités les plus communes et à des niveaux de complexité élevée dont nous ne prenons pas conscience. Considérons par exemple le calcul des points de soutien après la découverte d'un fit où les atouts surnuméraires sont crédités d'un bonus dans le compte. Si vous ouvrez d'1 Pique avec 6 cartes et que votre partenaire vous soutient à 3 Piques vous savez qu'il vous attribue 5 cartes et se compte un atout surnuméraire, ce qui vous autorise à vous en compter un aussi. Vous devez donc considérer votre propre jeu du point de vue de votre partenaire, c'est-à-dire du point de vue d'un kibbitz qui entendrait les enchères mais ne verrait aucune carte.

 


Une activité complexe et intégrée  [Retour]

Il n’est pas aisé pour un adulte, qui n’a plus que des souvenirs flous et reconstruits de cette époque, de comprendre pourquoi il est si difficile à un enfant de six ans de s’adapter à l’école et d’y apprendre à lire. En plus de la gestion matérielle de son travail (ranger sa trousse, trouver le bon cahier, se repérer dans le temps, apprendre les codes de la maîtresse, écouter quand il le faut, etc.) l’enfant doit coder quantité de traits pour construire ses concepts et beaucoup répéter pour atteindre une lecture plus automatique. Pour revivre cela il suffit d’apprendre à jouer au bridge. En même temps qu’il faut savoir qui donne, qui entame, qui est déclarant, qui est vulnérable, que les paires montent et que les étuis descendent, que Sud tient la marque, que c’est le partenaire qui alerte, que le carton stop se pose avant et non après l’enchère à saut, que le mort pose ses atouts à sa droite, que c'est le partenaire qu'on interroge pour connaître la signification d'une carte, qu'il ne faut pas renverser son café sur le tapis ni boxer la boîte d'enchères, qu'il faut se dépêcher parce que dans trois minutes tout sera fini; il faut savoir qu'on compte ses gagnantes à sans atout et ses perdantes à la couleur, qu'une enchère distributionnelle est différente d'une enchère potentielle et un soutien compétitif différent d'un soutien constructif; qu'il ne faut pas esquicher au lieu de plonger ni switcher au lieu de revenir; il faut distinguer le contre du surcontre, le tournoi par paire du match par quatre, le Mitchell du Howell, le sans atout faible du sans atout fort, le maniement normal du maniement de sécurité, le 4 SA Blackwood du 4 SA quantitatif, le bicolore économique du bicolore cher, le 2SA modérateur du 2SA mini cue-bid, la vulnérabilité de la non-vulnérabilité, la salle ouverte de la salle fermée, la manoeuvre de Guillemard de celle de Milton Work, le coup de Vienne du coup de l'empereur, les Rois et les barons, les clés et les As, le splinter du jump, les majeures des mineures, la misère noire de la misère dorée, les manches des partielles, les menaces des contrôles, les enchères naturelles des artificielles, le contre d’appel du contre punitif ou du contre d'entame, les points de partie des points IMP, les points d'expert des points de performance, l’indication de parité de l’appel de préférence, la quatrième forcing de la troisième forcing, le Lebensohl du Rubensohl, la tête de séquence de la queue de séquence, sans parler des deux trèfles Landy, Roudi, Drury, naturel, boussole, relais, Stayman, Fort indéterminé, Albarran, etc. Sans parler des canapés, des barrages, des squeezes d'élimination, des enchères forcing et de tous les pairs-impairs qui sont sur votre tête comme autant d'épées de Damoclès. Autant dire que si l’on a matériellement appris à jouer aux échecs lorsqu’on connaît le mouvement des pièces, apprendre à jouer au bridge au contraire, c’est commencer une nouvelle vie...

 


Jouer au bridge ou aux échecs ?  [Retour]

Une partie d'échecs en compétition c'est comme un après-midi dans une bibliothèque. Concentré sur un seul problème, maître de son temps, dans un silence de cathédrale, on développe ses quarante coups en deux heures et demie et personne ne peut vous empêcher d'arriver 55 minutes en retard ou de quitter la table pour aller boire un café. Un tournoi de bridge c'est aussi stressant que les soldes dès que les portes du magasin sont ouvertes... Aux échecs la pendule vous rend propriétaire de votre temps, au bridge on peut vous rançonner de bien des façons désagréables. Le joueur d'échecs doit assimiler un certain nombre de techniques et se doter d'une connaissance approfondie des systèmes d'ouverture. Toutefois, il n'y a rien de conventionnel dans ces connaissances qui reposent de façon transparente sur la logique du jeu. Les fondations logiques des divers systèmes d'enchères sont plus difficile à appréhender. Tellement difficiles même que souvent les livres de bridge se bornent à être des catéchismes que l'on demande simplement au lecteur d'apprendre et d'appliquer. Les échecs c'est le monde de la confiance, il n'y a rien à cacher, les règles sont simples et l'arbitre est simplement décoratif. La seule triche possible consiste à faire joueur un autre (éventuellement un ordinateur) à sa place. Au bridge c'est différent, c'est une suspiscion continuelle. Les adversaires disent-ils tout ce qu'ils devraient dire ? Vous risquez fort de vous heurter à de la mauvaise humeur et à des échappatoires si vous êtes curieux. Et surtout, trichent-il? Oui bien sûr, la triche au bridge dans les tournois de clubs c'est comme le dopage dans le cyclisme. C'est bien pour ça d'ailleurs qu'on n'en parle pas mais qu'on prend quand même la précaution de mettre des écrans dans les compétitions plus relevées. Il y a divers niveaux de transgression. Les vieux partenaires décodent leurs réactions et leurs mimiques comme kluger Hans décodait celles de ses interrogateurs et se retrouvait désarmé quand il portait des oeillères, son écran à lui. Certains n'hésitent même pas à se regarder plus ou moins longuement dans les yeux avant de faire une enchère. Il y a mille façons de coder l'attitude, les temps de réflexion, la pose des cartons, la demande d'une entame ou d'un retour dans la couleur. Elles sont quelquefois plus complexes à mettre au point qu'une bonne technique d'enchères, aussi ne sont-elles pas vraiment d'un grand secours aux joueurs sans talent. Il existe des dizaines de combines de tournoi par paires, des ficelles astucieuses et des cordes bien épaisses, mais pas moins efficaces pour autant. Le temps est à nouveau un ennemi et peut être utilisé pour coder la signification d'une enchère ou d'une carte. En résumé, le bridge est un peu aux échecs ce que les sciences appliquées sont aux sciences fondamentales, il introduit de la vie et de l'impondérable, et une présence à la table très différente de celle requise dans une partie d'échecs. 

 


Une discpline de verdict  [Retour]

Un intérêt puissant du bridge comme modèle de l'expertise est qu'il fournit un verdict indiscutable. Contrairement par exemple aux experts en économie, qui défilent en affirmant tous l'inverse de ce que pensent les autres, les joueurs de bridge peuvent toujours savoir s'ils ont agi rationnellement ou pas. Agir rationnellement n'implique pas toujours agir efficacement : on peut avoir les cartes contre soi et voir échouer une manœuvre qui avait de grandes chances de réussir au bénéfice d'un coup très improbable (on n'est d'ailleurs en général pas très sévèrement puni par le champ dans ce cas). Ainsi, on peut affirmer, comme le second Marick, quand les suites de sa démission du commandant Quig semblent mal tourner pour lui (Ouragan sur le Caine) que si c'était à refaire, on referait la même chose. Il convient de distinguer le verdict du classement des compétitions, global et complexe, d'où la chance n'est parfois pas absente et contre lequel on peut se révolter (on a 24 heures pour maudire ses juges) du verdict des actions de jeu proprement dites, qui requiert un bon niveau d'expertise ou le secours de logiciels puissants.


Au jeu comme dans la vie, on peut avoir des attitudes variées face au verdict, préférer la toute-puissance à l'humilité et ne garder que le bon souvenir de quelques tartarinades. En effet, un peu de lucidité montre souvent beaucoup d'efforts pour de maigres résultats et la difficulté qu'il y a, non pas à faire bien, mais à faire mieux. Vous êtes fier de vos quatre coeurs rondement menés, mais quelle gifle en dépliant la feuille ambulante ! Non seulement tout le monde a vu qu’avec 18 beaux points l’enchère d’essai était évidente, et en plus la manche était sur table. Alors quelques malins ont cherché et trouvé un meilleur fit 4-4 à pique qui rapportait onze levées et, parmi ceux qui sont restés à cœur, beaucoup ont vu un subtil placement de main qui vous a échappé. Et pourtant ne vous dit-on pas depuis que vous êtes tout petit que vous êtes différent, et si intelligent ? Se pourrait-il que vous ne soyez qu’un numéro, incapable de penser à autre chose que ce qui vient à l’esprit de tout le monde ? 

Dans la vie courante, les verdicts sont moins brutaux, alors il faut bien arrondir les angles et esquiver un peu la réalité. Il s'en dégage un défilé de portraits classiques qui font que le jeu n'a rien à envier à la plupart des tests de personnalité. Cleonte est un transgresseur qui ne sera jamais exactement dans les règles qu'il a convenues avec vous, la jubilation de faire un coup de temps en temps lui fait oublier les dizaines de tôles que lui coûtent ses transgressions. Argante est perdu d'avance, ses impasses ne réussissent jamais, les cartes sont mal partagées, la chance est contre lui. Damis s'applique mais au fil du temps, la colonne adverse se remplit de plus en plus, chaque nouvelle partie est un fardeau car il est encore dans le ressentiment de la précédente, et votre ligne s’enfonce dans le désespoir. Ergaste est distrait et s’occupe plus du jeu du voisin que du sien, il fait volontiers la leçon mais lui-même refuse d’apprendre depuis des années. Il ne veut entendre parler ni de la collante ni du Rubensohl, pas plus que de la troisième meilleure, et se trouve satisfait de son système incapable de décrocher un contrat original. Il n’a pas de théorie particulière sur ses résultats détestables et en stagnation depuis des années et pense même qu’il fait régulièrement des coups très astucieux. Mascarille joue très vite, il simule parfaitement l'expertise, jette son mort comme une poignée de monnaie et remplit sa feuille de match en même temps qu'il fait son plan de jeu et montre sa connivence avec un autre joueur à trois tables de là. Avec lui, quand ce n'est pas à côté, c'est trop tôt ou trop tard, il n'avait pas vu le roi de cœur caché derrière un petit trèfle et il s'est trompé en contrant car il n'avait que dix points au lieu de douze, il dissimule ses faiblesses derrière la précipitation. Pandolphe fait des coups savants et originaux qui ne marchent jamais et qu’il est le seul à comprendre, il vous les expliquera longuement et vous devrez faire semblant de les approuver. Brindavoine se moque à tel point du verdict qu'on se demande s'il a compris qu'il y en avait un, à peine fini, il passe à la donne suivante, n'écoute rien de ce qu'on lui dit et il est toujours parti avant l'affichage des résultats. Vit-il toujours dans le présent comme un poisson rouge ? Horace se concentre mais pense sans doute à autre chose, ou alors il y a une faille foncière dans ses raisonnements car les bonnes surprises sont très rares avec lui. Il détricote tout cela ensuite jusqu’au milieu de la partie suivante : il s'est trompé en comptant les carreaux parce qu’il n'avait pas vu tomber le valet de pique et il croyait d’ailleurs que votre redemande à 3 trèfles était un encouragement à jouer sans atout. Lysandre, à peine sa dernière carte posée, et souvent bien avant, commence à s'en prendre à son partenaire et sort de son silence méprisant pour aligner quelques remarques odieuses et presque toujours fausses, il ne peut pas comprendre que celui-ci est revenu pique alors que lui même avait un pli à encaisser à cœur et il est excédé d'un partenaire qui n'est même pas capable d'être extra-lucide. Enfin me direz-vous, il y aurait moins de sadiques s'il y avait moins de masochistes. Alcidas ne dit rien. Lorsque votre camp décaisse 300 points sur ses quatre piques contrés, il vous regarde d'un petit air amusé et vous assure que ce n'est pas grave, peut-on prendre quelque chose au sérieux quand on est embarqué avec vous? Il vous renvoie son problème car, en fait, personne ne l’a jamais pris au sérieux.

Et puis il y a la cohorte de tous ceux qui, par paresse ou par hypertrophie de leur Moi glorieux, réinventent le monde au fur et à mesure et sont totalement incapables d'apprendre. Au bout de quinze ans de jeu ils ne savent toujours pas compter les points et exhibent chaque fois un compte trafiqué qui justifie leur lubie, il contrent un carreau en deuxième position avec cinq piques et dix points, ne se donnent pas la peine de distinguer les variétés de bicolores et considèrent que les cartons d'enchères peuvent être grattés, comme ceux de Rapido. Rien de ce que vous pourrez dire ne les sortira de leur mégalomanie. Fuyez-les !

 Moi, je n'ai aucun de ces défauts et je suis un partenaire idéal, aussi bienveillant que R. Daneel Olivaw.

Evidemment puisque je suis un ordinateur.

 


Un jeu stratégiquement équilibré ?  [Retour]

Lea et Maxi jouent. En fonction du jeu choisi et du fait de jouer ensemble ou pas, ils attribuent un degré de satisfaction à la solution retenue.

Par exemple, dans le tableau ci-dessous, en A si les deux enfants jouent au train, Maxi estime son gain à 3 et Léa le sien à 3 aussi.

L'équilibre est facile à atteindre: si Maxi choisit le train, Léa aussi et aucun n'a de raison de changer.

En B, si Maxi choisit le train, Léa semble avoir intérêt à coopérer plutôt que de jouer seule à la poupée mais, si elle choisit poupée Max aura lui aussi intérêt à coopérer plutôt que jouer seul au train. Un équilibre local peut être trouvé au prix d'une concession ou d'une alternance des jeux.

En C, en revanche, où Léa se montre nettement anti-sociale, chaque fois qu'un enfant choisit un jeu, l'autre enfant, en faisant son choix, fait sans fin changer le premier d'avis.

 

 

Dans certains cas, connaissant la stratégie de l'autre on ne change pas la sienne, dans d'autres si, comme dans le jeu pierre, feuille, ciseau par exemple. Si les stratégies mutuellement transparentes se stabilisent (pas forcément de façon optimale mais peut-être aussi de façon catastrophique comme dans le dilemme du prisonnier) le jeu possède un équilibre de Nash. A cartes ouvertes, le bridge possède un tel équilibre, mais pas à cartes fermées, ce qui est la situation de jeu ordinaire. On ne l'atteint dans ce cas que sous l'hypothèse que l'un des deux camps connaît le jeu de l'autre et sa stratégie. Ce sont les hypothèses de la résolution des maniements de couleur par exemple, hypothèses retenues par les ouvrages sur ce domaine et par le logiciel ScanSuit.

 


Quelques aspects probabilistes  [Retour]

Même si les joueurs ne calculent pratiquement jamais de probabilité stricto sensu à la table, c'est le raisonnement probabiliste qui guide toutes les grandes décisions. Il y a deux types de considérations probabilistes au bridge : les considérations a priori et a posteriori.

Les probabilités a priori sont connues de tous les bridgeurs, elles concernent principalement les fréquences de répartition des résidus de cartes, qui déterminent les maniements de couleur (e.g. règles de 7, de 9, de 11), la prise en compte des places vacantes dans la localisation des honneurs et quelques principes classiques comme le moindre choix. Les probabilités a priori interviennent également dans l'invocation de régularités statistiques plus élaborées, telles que la loi des levées totales et la sécurité distributionnelle de Jean-René Vernes.

Les probabilités a posteriori (à distinguer des probabilités conditionnelles) font appel au raisonnement bayésien. Le schéma classique a priori est : une cause étant connue, quelle est la probabilité d'une conséquence (il est resté deux heures au froid, qu'elle est la probabilité qu'il attrape la grippe ?) ou bien un événement est identifié, quelle est la probabilité qu'il prenne telle modalité (les adversaires ont 7 cartes dans la couleur, quelle est la probabilité de 4 en Est et 3 en Ouest ?). Le schéma bayésien est inverse : on dit souvent qu'il remonte des conséquences aux causes. Une conséquence étant connue, quelle est la probabilité de sa cause (il a de la fièvre, quelle est la probabilité qu'il ait la grippe ?) ou bien une information est émise, quelle est la probabilité qu'elle vienne de tel contexte particulier (Sud entame la quatrième meilleure 8 fois sur 10 lorsqu'il a cinq cartes dans la couleur, autrement il entame en pair impair; il a entamé du 6 de pique, quelle est la probabilité qu'il ait cinq piques ?). Ce schéma est plus complexe car il exige d'autres informations (quelle est la fréquence de la grippe dans la population par rapport aux autres maladies provoquant de la fièvre ? quelle est la fréquence des mains de défense à sans atout qui comportent au moins cinq cartes en majeure ?).

Dans les jeux à information cachée comme le bridge, l'activité inférentielle est à la fois prospective et combinatoire, comme aux échecs, mais elle est aussi rétrospective et se consacre à la reconstitution des mains cachées en remontant des cartes jouées aux jeux dans lesquels ces cartes pouvaient être jouées, ou plus simplement, des conséquences aux causes. Aux échecs, il n’y a pas de place pour les probabilités, ni a priori, ni a posteriori.

 


L'inférence bayésienne  [Retour]

La connaissance humaine, à l'instar de celle des futurs webs sémantiques, et contrairement à celle des livres et des bases de données actuels, est structurée de façon naturelle et veille constamment à sa cohérence interne et à une couverture rationnelle de ses domaines. Pour ce faire l'esprit engage en permanence une importante activité inférentielle. Si la voiture de votre voisin n'est pas dans son garage ouvert, vous savez qu'il n'est pas rentré ; si vous avez oublié votre veste, vous savez que vous avez aussi oublié votre portefeuille puisqu’il était dedans. Evoquons un exemple célèbre : Monsieur Smith constate en sortant de sa maison le matin que sa pelouse est mouillée, il se demande s'il a plu ou s'il a laissé l'arrosage automatique en marche. Il constate que la pelouse de son voisin est également mouillée, il conclut donc immédiatement avec une très bonne plausibilité que son arrosage automatique est bien fermé.

 

Cela se complique évidemment lorsqu'il faut quantifier, ce que le révérend Thomas Bayes a le premier entrepris, dans son seul article, posthume, de 1763.

Le raisonnement bayésien peut devenir très contre-intuitif et sa quantification complexe, même dans des cas simples en apparence.

En voici un exemple :

Si une maladie grave touche 1 personne sur 1000 dans la population et qu'un test de détection infaillible qui donne 5 % de faux positifs vous déclare malade, vous serez surpris d'apprendre qu'en fait, vous avez moins de deux chances sur 100 de l'être réellement, puisque, appliqué à 1000 personnes il déclenchera 51 alertes : le vrai malade et les 50 faux positifs.

En voici un autre :

Vous devez deviner dans laquelle de mes quatre poches A, B, C et D j’ai caché un As de cœur. Vous faites votre choix et l’écrivez sur un papier, c’est B. Je vous informe ensuite que l’As de cœur n’est pas dans la poche A ni dans la poche D. Avez-vous une bonne raison de conserver votre choix précédent ou souhaitez-vous le modifier ? Vous devez naturellement le modifier puisque vous n’aviez a priori qu’une chance sur quatre  de découvrir la bonne poche qui avait donc trois chances sur quatre d’être B, C ou D.  Je vous montre que deux de ces trois poches sont vides, donc c’est dans la troisième C que l’As de cœur a trois chances sur quatre de se trouver. Ce raisonnement est correct si je savais réellement où était l’as de cœur. Si je ne le savais pas et que c’est pas chance que j’ai exhibé deux poches vides, alors vous n’avez aucune raison de préférer C à B, elles sont équiprobables. Dans ce cas, je vous aurai bluffé, c'est-à-dire que, sans savoir, je vous aurai fait croire que je savais, mais ce bluff ne marchera qu’une fois sur six dans cet exemple. 

 Nous avons montré dans le court article sur le moindre choix un exemple de raisonnement bayésien. Ce raisonnement est à l'œuvre chaque fois qu'à partir d'une enchère faite ou d'une carte jouée, on cherche à inférer le jeu de celui qui a enchéri ou joué.

 Voici un exemple quantifié.

 

Lorsqu'il entame contre 3SA, s'il a cinq cartes ou plus à pique (ce qui arrive dans 20% des cas), John choisit la quatrième meilleure dans 80% des cas. S'il a moins de 5 piques, il ne jouera cette couleur que dans 10% des cas, d'une carte comprise entre le 2 et le 8. Dans la même situation, Marie, entame de la quatrième meilleure dans 60% des cas, mais elle entame aussi d'un petit pique dans 30% des cas lorsqu'elle en a moins de cinq.

Nous pouvons dresser une matrice de jeu pour John :

 

 

Quelle est la probabilité que John joue un petit pique ?

 .20 * .80 + .80 * .10 = .24

 
Quelle est la probabilité que Marie joue un petit pique ?

 .20 * .60 + .80 * .30 = .36


Sachant que John a 5+ piques, quelle est la probabilité qu'il joue un petit pique ?

.80

Sachant que Mary a 5+ piques, quelle est la probabilité qu'elle joue un petit pique ?

.60


Sachant que John a joué un petit pique

   a. quelle est la probabilité qu'il possède 5+ piques ?

   (.20 * 80) / (.20 * 80 + .80 * .10) = .66

 
   b. Avec le jeu de John, quelle est la probabilité que Marie joue aussi un petit pique ?

   .66 * 60 + .33 * .30 = 50%

 
Sachant que Marie a joué un petit pique, quelle est la probabilité qu'elle possède 5+ piques ?

(.20 * 60) / (.20 * 60 + .80 * .30) = .33


Avec le même jeu, John et Marie jouent tous les deux pique. Quelle est la probabilité que ce jeu comporte moins de 5 piques?

(.80 * .10 * .30) / (.80 * .10 * .30) + (.20 * .80 * .60)  = .20

 

Il y a plusieurs niveaux d’utilisation de l’inférence bayésienne. Dans l’action les schémas probabilistes complexes sont réduits par une fonction à seuil car la décision ne peut s’appuyer que sur un schéma binaire : je ne peux pas chercher la Dame de pique à 30% en Est et à 70% en Ouest, il faut se décider à orienter l’impasse d’un côté ou de l’autre.

 


Minimum maximum  [Retour]

Les opérations de minimisation et de maximisation (Min Max) sont nécessaires au bridge pour la reconstitution des mains et pour le choix des stratégies de jeu.

Ces opérations sont simples et élégantes puisque mutuellement distributives, comme l’union et l’intersection, propriété que ne possèdent pas l’addition et la multiplication dans le corps des réels qui est notre environnement familier de calcul, et où seulement la multiplication se distribue sur l’addition :

 

 

Le bornage des paramètres des mains cachées (nombre de points, longueurs des couleurs, etc.) reconstitue les mains au fur et à mesure des enchères et du jeu.  

 

Par exemple, pour les longueurs d’une couleur, on passe par le calcul de A à B ou de C à D:

 

 

Deux remarques sur ces opérations, qui se font de manière itérative et approchée lorsqu’elles concernent l’ensemble des couleurs. Tout d’abord, beaucoup de légendes courent sur la capacité des bons joueurs à reconstituer les mains en très peu de levées. C’est vrai et faux à la fois. C’est souvent vrai en raison des phénomènes de régression vers la moyenne et de rareté des valeurs extrêmes : une carte qui signale une main paire révèlera beaucoup plus souvent 4 cartes que 6. Si l’on regarde ensuite les performances  des programmes de jeu, il n’est pas rare qu’il demeure des incertitudes cruciales jusqu’aux derniers tours de jeu, ce qui tempère l’idée selon laquelle la reconstitution des longueurs est rapide et facile. Il faut aussi noter la grande sensibilité de ces régulations à leurs interactions réciproques (par exemple points et longueur) et à la signalisation, éventuellement trompeuse.

Pour ce qui concerne le choix des stratégies de jeu, les opérations Min-Max consistent simplement à rechercher les lignes de jeu donnant le maximum de levées à sa ligne et le minimum à la ligne adverse. L’utilisation systématique de ces opérations au niveau le plus basique est sans doute la ligne de fracture la plus visible entre le jeu humain  et le jeu des ordinateurs puisque ces derniers y recourent avec succès depuis la découverte de la recherche par partition en 1997. Avant, les programmes recouraient à des plans stratégiques inspirés du jeu humain mais aucun n’a jamais atteint de cette façon un niveau de jeu acceptable.

 


La grammaire du bridge  [Retour]

Le langage des enchères est intéressant à plusieurs titres. 

Tout d’abord il possède un vocabulaire restreint de 38 mots : 35 mots fixes,  2 mots semi-libres [contre, surcontre] et un mot libre [passe]. Les expressions bien formées (les séquences d’enchères correctes) obéissent à quelques règles simples : les mots fixes suivent un ordre croissant et ne dépendent que du mot fixe immédiatement antérieur, les mots semi-libres sont régis par des règles contextuelles un peu plus complexes relatives à la fois à la nature et à la position du mot fixe antérieur et de ses successeurs (pour le contre) ou du mot semi-libre antérieur et de ses successeurs (pour le surcontre). Le mot libre passe (P)  n’est régi que de façon extrinsèque et non coercitive par la convention forcing.

Comme les codons UAG, UAA et UGA qui sont les codons terminaux de tous les gènes, la séquence PPP est le codon terminal de toute séquence d’enchères, à l’exception d’une seule pour laquelle bien que présent, il est inutile, et qui se termine par  : …… 7SA X XX  (ou 7SA X - - XX  ou 7SA - - - X XX  ou enfin 7SA --- X --- XX).

La séquence maximale d’enchères que l’on peut concevoir ferait 135 tours de table : - - - 1T - - - X - - - XX - - - 1K - - -X - - -etc.

La restriction sur l’ordre croissant pour les mots fixes prive de la possibilité d’une description idéalement complète des mains, qui réduirait sans doute l’intérêt du jeu, elle a surtout pour fonction d’éviter les cycles de type 2P – 1K - 2P – 1T - 2P – 2K – 2C – 1K - 2P – 3T - 2P – 1C - etc.

La puissance expressive du langage est fortement accrue par une double utilisation des mots : naturelle (unique) et conventionnelle (multiple). L’objectif ultime serait de donner une signification précise à toute séquence bien formée, autrement dit de donner, dans toutes les situations et à tous les paliers, une signification à toutes les enchères disponibles.

Un problème spécial, dont il est difficile de dire s’il est bien dans l’esprit de jeu est celui des enchères multiples (ou couteau suisse), c’est-à-dire celles dont la signification ne peut être décodée que par l’analyse non pas d’un mais de deux mots consécutifs du même joueur. Par exemple un cue-bid précisera une force de jeu et un fit éventuel qui, pour sa part, ne sera confirmé ou infirmé qu’au tour suivant. On sort alors d’un cadre purement markovien (ce que les échecs ne se permettent que très exceptionnellement avec la prise en passant et les conventions de roque), ce qui contraint à munir le dispositif d’interprétation d’une mémoire supplémentaire sur l’histoire de la séquence et à accroître sa complexité. Les enchères multiples réduisent aussi la transparence puisque chaque joueur les interprète dans un premier temps en fonction de son jeu propre.

Il est difficile de dire dans quelle mesure le langage des enchères peut rendre compte des parties de bridge. Il peut former un nombre considérable de séquences, mais les parties sont elles aussi tellement nombreuses… Dans ce langage le concept central est celui d’espace, qui est défini comme le nombre d’enchères séparant le palier actuel du contrat minimal pouvant être réalisé. Etant donné que ce langage est commun à l’ensemble des joueurs et véhicule des informations croisées, une mission essentielle des enchères compétitives est de réduire l’espace.

 

Pour reprendre l’analogie du code génétique, celui-ci n’utilise que 20 mots (les acides aminés) pour former des peptides et des protéines. Chacun d’entre eux peut être codé de plusieurs façons (puisque les quatre bases permettent 64 codes différents) de la même manière qu’une enchère unique (1 pique) peut représenter des mains différentes. La séquence d’acides aminés possède des propriétés remarquables : une structure secondaire et une structure ternaire, c’est-à-dire des liens complexes qui s’établissent entre tous les éléments de la chaîne en un hyper-graphe qui permet une exploitation bien plus considérable de l’information présente dans la séquence initiale. Si quelques principes d’organisation de la structure ternaire sont connus (e.g. opposition hydrophile-hydrophobe) le code qui permet de passer de la structure primaire linéaire à la structure ternaire tridimensionnelle n’est pas connu. Les séquences d’enchères, qui sont issues d’une élaboration récente et assez artisanale, n’ont évidemment pas des propriétés de structure complexes de ce type, bien que chaque nouvelle enchère s’appuie sur l’image des mains ressortant de toutes celles qui ont déjà été prononcées. C’est une question importante de savoir si, par des moyens de calcul automatique par exemple, cette disposition pourrait être améliorée. Dans l’idéal, le joueur devant enchérir devrait déterminer l’entropie de son jeu et l’information strictement utile qu’il doit communiquer à son partenaire.

Le développement des langues du bridge est analogue à celui des langues naturelles et, comme il se produit sur un temps très court, sa dynamique est beaucoup plus facile à saisir que celle de l'apparition et de l'évolution du langage, dont nous ignorons les étapes primitives et dont le rythme, sans être celui infiniment lent de la biologie, ne donne que peu de choses à voir à l'échelle d'une vie humaine. On pourrait faire à cet égard une analogie entre les langages du bridge et les langages informatiques.

Comme dans le langage, la contrainte de base est l'invention de formes pour catégoriser et signifier ce qui mérite d'être dit mais ne l'est pas encore. Les probabilités et les retours d'expérience permettent d'identifier les vides à combler. Les procédés habituels du langage permettent de le signifier. Généralement il s'agit de réutiliser les éléments d'un vocabulaire de base pour créer de nouvelles unités modulées par le contexte.

 


Ruse, triche, mensonge et dissimulation  [Retour]

Le comportement est fondé sur les croyances et non pas sur l’état du monde : ce n’est pas parce qu’il va pleuvoir que je prends mon parapluie mais parce que je pense qu’il va pleuvoir, je peux très bien penser le contraire et me faire arroser quand même. Au-delà du contrôle brutal du comportement, il est plus subtil de contrôler les croyances et la psychologie humaine, contrairement à celle des créatures infra-verbales est spécialement motivée, à défaut d’être toujours compétente, en ce domaine. Dans le langage d’abord, méthode de négociation plus que de dénotation, et au moyen d’un large spectre de techniques allant de l’usage des images à celles des mensonges, en passant par toutes les formes de l’argumentation, de la suggestion et de la persuasion. 

Bien que psychologiquement élaboré puisqu’il demeure incompréhensible des jeunes enfants, le mensonge est la méthode la plus rustique, qui consiste à donner à autrui de fausses croyances (qui produiront les comportements attendus) alors que l’on sait soi-même que ces croyances sont fausses.

Au bridge, le mensonge est interdit, tout au moins lorsqu’il est de connivence avec le partenaire, la ruse est permise toutefois lorsqu’elle n’y recourt pas. La différence est que la ruse rend le trompé plus intelligent, donc encore plus facile à tromper, puisqu’elle requiert de lui qu’il fasse une inférence privée. Si je vous demande comment va votre collègue de travail qui est une de nos connaissances communes, vous pouvez inférer que je ne savais pas que vous aviez été licencié, ainsi vous ne pourrez pas me soupçonner d’être, de connivence avec votre patron, à l’origine de votre mise à l’écart. Je me défausse en vous rendant intelligent. Evidemment, rien ne vous empêche de rester méfiant…

 Dans les situations de construction de croyance commune, les inférences peuvent créer des situations déroutantes et complexes.

 Voici un exemple classique.

Imaginons trois épouses A, B et C dont chacune connaît la situation conjugale des deux autres mais pas la sienne.

Le diable, qui a le privilège de penser le monde tel qu’il est, sait que le mari de A est fidèle et que ceux de B et de C sont infidèles.

Si, sans mentir, il se contente de laisser entendre ce qui lui plaît, en gardant le silence, il peut créer des opinions diamétralement opposées au sein du groupe.

Par exemple, A peut croire que les trois maris sont infidèles (puisqu’elle ignore la conduite du sien) et B(C) peut être conduite à croire que C(B)  pense (faussement) que les trois maris sont fidèles : c’est en effet le cas si B(C)  pense que son mari est fidèle et qu’elle imagine que C(B) pense la même chose du sien.

 

Voici un exemple classique de ruse bridgesque :

 

 

Sud, qui est engagé dans le périlleux contrat de 3 SA, reçoit l’entame du Valet de Cœur, Est fournit le 2. L’impasse à Carreau est obligatoire, si elle échoue, un switch à pique sera mortel, il faut donc prendre le Valet de cœur de l’As et non de la Dame et, si son partenaire ne lui a pas fait du pied sous la table, Ouest en main au Roi de carreau rejouera un petit cœur.

Au bridge le mensonge est typiquement l'enchère psychique. Elle doit tromper le partenaire tout autant que les adversaires. Lorsqu'il y a communication d'information entre partenaires à l'insu des adversaires, il y a triche.
La triche est hélas très fréquente au bridge, ce qui diminue sensiblement l'intérêt du jeu. Triche par dissimulation d'abord, dont les logiciels peuvent être aussi coutumiers. Beaucoup de joueurs ne savent jamais rien et n'ont que des réponses très vagues lorsqu'on les interroge sur la signification des enchères d'un partenaire de vingt ans. Ou alors, ils mentent. Leur feuille de convention annonce qu'ils jouent le deux faible standard ou le sans atout sans majeure cinquième et quand le partenaire ouvre 2C avec 5 cartes ou 1 SA avec 5 piques, ils vous répondent : « il fait ce qu'il veut ! ». Dans les compétitions ordinaires l'arbitrage est souvent complaisant. L'adversaire de gauche contre votre ouvertue d'1C, son partenaire enchérit à 1P et tout le monde passe. Quand vous voyez que 1P a été annoncé avec 12 PH et que la feuille de conventions signale que le contre se fait avec une valeur d'ouverture, vous appelez l'arbitre qui se contente de regarder si le jeu a été modifié. La règle implicte paraît simple : même si on voit les cordes on ne cherche pas les ficelles. Il est également très difficile, sinon impossible au joueur moyen débordé par ses calculs de mettre en évidence les conséquences d'une éventuelle connivence dans les enchères ou le jeu de la carte ultérieur. Et puis évidemment, dans le jeu sans écran, tout est permis, ou presque... Il est si facile de transmettre consciemment ou pas le bit d'information qui lèvera le voile. L'hygiène du jeu veut qu'on ne parle pas de ces choses-là, il suffit pourtant d'ouvrir les yeux. Nous regrettons que les règlements n'exigent pas une transparence totale qui dépouillerait le bridge de toutes ces contingences et connotations désagréables. En quelques courtes années de fréquentation des clubs de bridge nous avons relevé plus de 100 exemples de ce que nous appelons les Combines de TPP. Il serait intéressant de les illustrer par des vidéos si tout le monde ne les connaissait pas... Attitude, position du corps, de la carte jouée, temps de réflexion, etc. Les sommets sont sans doute atteints dans les festivals rémunérés. Une des plus élaborées que nous avons observées, et dont les auteurs qui n'étaient pas des professionnels n'ont pas fait longtemps mystère, et nous l'ont dévoilée sur le ton de la confidence, concernait la dernière enchère lorsque le partenaire était à l'entame. Dire Passe demandait entame Pique, poser le carton entame Coeur, taper sur la table entame Trèfle et, simplement ranger les cartons dans le boîtier entame Carreau ! Avec en plus de la mnémotechnique pour P, T et C !
Une information tout-à-fait essentielle en compétitives est le nombre d'atouts que l'on possède dans la couleur adverse puisqu'il renseigne le partenaire sur les levées totales. Elle est assez simple à communiquer de très nombreuses manières. Il est aussi facile et courant de donner à son partenaire de l'information sur son propre jeu en explicitant une enchère alertée aux adversaires de telle ou telle façon. De même qu'il est simple de couvrir des transgressions avec le carton Stop : stop, 2P (6 cartes); 2P(5 cartes), ou de faire savoir qu'on entame dans un singleton, sans parler de toutes les techniques plus ou moins intentionnelles de type Kluger Hans.
Nous ne pensons pas que les discours moralisateurs soient suffisants, ni même adaptés, pour venir à bout de cette situation. D'ailleurs, sont-ils plus adaptés au bridge qu'à la finance par exemple ? Ce sont les règles qui doivent changer et s'approcher de façon contraignante du fair bridge. Ainsi, nous pensons qu'il faut encourager la triche et nous donnerons un conseil simple pour minimiser le risque de se faire prendre. Les techniques d'observation modernes et la puissance de calcul font du data mining une arme redoutable. Cette technique consiste simplement à rechercher, dans d'immenses banques de données ce qui peut être corrélé ou, plus généralement, s'il existe des sources de variation non aléatoires. Autrement dit si vous trichez toujours de la même façon, vous serez pris. Si par exemple, vous regardez brièvement votre partenaire dans les yeux lorsque vous entamez un singleton (un grand classique), si quelqu'un s'en donne les moyens il finira par le mettre en évidence de manière irréfutable. Pour n'avoir que de la variabilité aléatoire il faut donc corréler la triche avec une variable aléatoire. Convenez par exemple d'un vers de La Fontaine au début du match, à chaque numéro de donne n correspond la n-ième lettre du vers : si elle est dans la premiè moitié de l'alphabet vous rectifiez par exemple la position de la carte d'entame si c'est un singleton et vous ne la rectifiez pas sinon; et vice-versa. Le meilleur des logiciels ne retrouvera jamais votre fable...
La seule chose qu'aucune technique ne peut vous épargner c'est d'avoir à justifier des coups extra-terrestres.

 


Tha magical number four  [Retour]

En 1956, le psychologue George Miller publie un article historique dans lequel il fournit une mesure de la mémoire de travail.: The magical number seven, plus or minus two.  Il montre dans cet article que, lorsqu’ils sont appelés à mémoriser en mémoire de travail des listes d’items sans signification entre eux (lettres, chiffres, mots, dessins, etc.), les gens en retiennent environ sept, plus ou moins deux. Une quantité considérable de travaux, à la fois en psychologie cognitive et en psychologie du développement, a conduit quarante cinq ans plus tard à une reformulation plus consensuelle autour d’un magical number four. Tout au long de la vie, la capacité de la mémoire de travail serait de quatre unités, mais ces unités se complexifient avec le développement pour passer de quatre unités perceptivo-motrices chez le bébé à quatre unités abstraites et complexes chez l’adulte, structurées par les relations quelles entretiennent (ce qui porte le schéma relationnel de 4 unités à 16 éléments : 24, le cardinal de l’ensemble des parties de l’ensemble). La plupart des activités élaborées reflètent spontanément cette organisation : la musique s’écrit avec quatre voix, la phrase canonique comporte quatre syntagmes dans toutes les langues, les structures combinatoires du raisonnement deviennent très difficiles au-delà de quatre éléments et de leurs interactions, les morphologies élémentaires en nombre fini (catastrophes) ont quatre paramètres (cinq au plus, à six elles sont en nombre infini) , la physique de l’espace-temps a quatre dimensions et, bien sûr, les jeux de cartes ont quatre couleurs.

Ces considérations montrent que le bridge est un jeu difficile. Une couleur de plus ou quelques cartes supplémentaires dans chaque couleur et il serait hors de portée.  

 


Question de mémoire  [Retour]

Les bridgeurs de profession surprennent par leur mémoire des parties. Au debriefing, après une compétition, beaucoup n'ont pas de problèmes pour évoquer avec précision toutes les mains qu'ils ont eues. Ce qui peut sembler déroutant et spectaculaire au novice est en fait très courant dans le monde de l'expertise en général. Vous-même, vous vous souvenez bien si X était présent au mariage de votre frère il y a trente ans, quels étaient les participants à telle ou telle réunion, quelles villes vous avez visitées lors d'un voyage en Italie il y a plus de vingt ans, et même ce que vous avez mangé dans tel ou tel restaurant. Donc ce n'est pas la capacité à retenir qui est en cause, c'est la signification accordée aux événements, qui fait que vous ne vous trompez pas à propos des détails de votre vie, si importants pour vous et totalement anodins pour autrui. Evidemment, on ne maîtrise pas très bien cette capacité de porter l'intérêt spécial qui assurera une mémoire d'éléphant. Pourquoi on retient certaines choses comme une éponge et pourquoi d'autres glissent comme l'eau sur les plumes des canards. Le facteur essentiel est sans aucun doute la quantité et l'intensité du travail mental qui est attaché aux choses à retenir. Ce n'est pas au moment du rappel qu'il faut faire des efforts désespérés. Si vous avez réfléchi pendant trois minutes pour monter la remise en main ou le squeeze qui a assuré vos 6 coeurs, vous vous souviendrez naturellement de votre main beaucoup plus que de celle où vous étiez en défense contre 3 trèfles et où, par bonheur vous n'avez pas eu d'intitiative à prendre sur la fin parce que votre esprit battait la campagne. La mémoire est le couronnement des efforts de réflexion. Pour le bridge, on connaît la recette : apprendre les techniques d'inférence et compter, compter sans relâche.

Avant l’informatique, la mémoire était assez mal traitée par la psychologie. On ne savait pas mesurer la quantité d’information, on ne distinguait pas, ou mal, les différents formats d’encodage et les divers types de mémoire (long terme, court terme, épisodique, etc.). On connaissait mal ses rapports avec le calcul et le raisonnement, on avait encore tendance, dans la tradition de la psychologie des facultés du XIX° siècle, à la considérer comme une aptitude horizontale englobant tous les types d’activité et ses rapports avec les différentes domaines d’expertise n’étaient pas encore établis correctement. Quand nous disons avant l’informatique, c’est pour situer l’époque précédant l’essor des sciences cognitives (particulièrement actives durant et après la seconde guerre mondiale), ce n’est pas pour dire que l’informatique est à l’origine de tous les progrès de la psychologie, mais pas non plus pour dire le contraire. En effet, exception faite de l’œuvre considérable et si originale de Jean Piaget dans le domaine de l’épistémologie développementale, la naïveté des écrits et des conceptions anciennes montre bien que sans le laboratoire de la simulation (l’expérimentation in silico) on risque de laisser échapper la plupart des problèmes.

 Les premiers programmes qui évoluaient dans des nano-mondes, ont montré que l’activité élémentaire renferme souvent déjà l’application d’un grand nombre de règles et mobilise des quantités de connaissances implicites ou explicites. Il y a une littérature abondante sur les mésaventures de ces premiers programmes, citons, à titre de seul exemple, le cas de ce programme de vie quotidienne qui avait appris à son personnage que, quand il pleut, il faut prendre son parapluie : le personnage sort de chez lui, voit qu’il pleut et rentre chercher son parapluie, il ressort de chez lui, voit qu’il pleut et rentre chercher son parapluie, ainsi de suite dans une boucle sans fin. On ne lui avait pas dit que quand on l’a pris une fois, ça suffit, ce qu’un bébé sait sans qu’on ait eu besoin de lui expliquer. Ainsi, dans les systèmes experts, à côté d’un moteur d’inférences très modeste, les bases de connaissances ont pris une importance considérable. Plus considérable que dans notre esprit qui dispose de meilleures capacités de reconstitution de l’information et peut souvent éviter la mémorisation des faits bruts. Vous savez qu'on peut atteindre un objet attaché au bout d'un bâton ou d'une ficelle en le tirant vers soi, mais pour le repousser, vous savez que ça marchera avec le bâton mais pas avec la ficelle. On dit que Bar-Hillel a arrêté l'étude automatique de la traduction en voyant qu'il était impossible de faire comprendre à un ordinateur que, entre "Le loup est dans le bois" et "Le bois est dans le feu" on n'a pas affaire au même bois.Si vous le comprenez instantanément c'est parce que vous avez mémorisé une expertise du monde.

 La mémoire est une question importante au bridge parce qu’une disposition du règlement fait que les cartons d’enchères sont rangés dans la boîte à la fin de la séquence et que, pendant le jeu, à la fin de chaque levée, les cartes sont rangées face contre le tapis. On n’a pas de problème de ce type au jeu d’échecs où les pièces prises restent sur la table et où les autres sont visibles sur l’échiquier. Elles servent donc de mémoire externe immédiatement disponible au moyen de la vision. C’est en partie en raison du fait qu’elle est une mémoire précise et toujours actualisée que la vision écrase les autres modalités perceptives dans notre espèce : il n’est pas utile de se rappeler beaucoup d'aspects du monde, il suffit d’ouvrir les yeux. D’ailleurs, les conceptions anciennes de la mémoire lui accordaient une importante composante visuelle, comme si l’esprit avait la capacité de se projeter des films intérieurs, ainsi qu’on le fait au cinéma dans les flashbacks.

Le joueur d’échecs ne peut donc avoir une bonne idée du bridge que lorsqu’il conduit ses parties à l’aveugle, ce qui constitue une petite performance pour l’amateur moyen.

Si nous réabordons en une phrase la discussion pédagogique esquissée plus haut, les formes de mini-bridge qui seraient à préconiser ne sont pas celles qui dénaturent la complexité du jeu en faisant l’impasse sur la signalisation ou n’importe quel autre aspect difficile du jeu, mais celles qui facilitent la navigation dans un milieu complexe sans surcharger inutilement les ressources mentales. Le bridge sans mémoire, à l’image des échecs, serait une étape utile et l’on pourrait y prendre des notes on bien retourner les cartes dos contre le tapis. L’activité inférentielle dont l’habitude doit être prise ne serait ainsi pas entravée par un problème fonctionnel collatéral.

Deux formes de mémoire sont mises à contribution dans une partie de bridge.

La première concerne tous les registres d’information relatifs à la partie courante. Des dizaines de variables doivent être mémorisées, certaines indépendantes, d’autres pas. Celles qui ne sont pas indépendantes (e.g. les longueurs attestées ou présumées des couleurs dans chaque main) doivent être en connexion dans des blocs de mémoire d’encombrement minimal et de facilitation maximale des inférences (structures de données). Les joueurs doivent pouvoir reconstituer les informations nécessaires de façons multiples, la technique la plus basique consistant à se rappeler toutes les cartes qui ont été jouées, du moins toutes celles qui sont intéressantes, et par qui. Pour certains joueurs, cette façon de faire est spontanée et n’est source d’aucune difficulté spéciale, l’empreinte est même souvent forte et quelques jours ou quelques semaines après la partie, une reconstitution fidèle est encore possible. Faute d’expérimentation spécifique sur le bridge, on ne peut avancer aucune explication précise, mais il y a gros à parier que la raison en est la même que pour tous les autres domaines d’expertise : si l’information est bien mémorisée, c’est parce qu’elle a été compressée et a une faible requête en mémoire, et si elle a été efficacement compressée, c’est parce qu’elle a été structurée et que de nombreux liens relationnels lui ont donné une signification.

Les experts n’ont besoin que de quelques petites secondes pour mémoriser un échiquier, alors que le novice peut échouer même après y avoir été exposé pendant une minute. Ces faits conduisaient les anciens auteurs (jusque Binet) à penser que l’expert disposait d’une mémoire photographique, conception naïve d’ailleurs encore répandue. L’un des résultats les plus célèbres de De Groot, dans son travail sur les joueurs d’échecs, a été de montrer que si ces expériences de mémorisation sont conduites non pas sur des parties réelles mais sur des ensembles de pièces disposées au hasard sur l’échiquier, alors l’expert ne se montre plus supérieur au novice dans la mémorisation de la position. Autrement dit, les deux ont les mêmes capacités en mémoire brute, c’est-à-dire en quantité d’information pure, ou nombre de bits, mais le premier est capable de réduire cette information, de la chunker, comme on dit en psychologie depuis les années cinquante où ces faits ont commencé à être compris.

Est-ce une aptitude mystérieuse ?

Bien sûr que non, si on vous demande de mémoriser les deux mots de passe suivants :

 

KVDICTO-HIATMOHIRICTS

 

Et

 

DIMITRI-CHOSTAKOVITCH

 

Bien que la quantité d’information soit la même (ce sont les mêmes lettres en ordre différent dans les deux cas), c’est-à-dire environ 100 bits d’information, soit douze octets et demi (en fait vingt et un en codage ASCII), le deuxième item, que vous n’apprendrez pas en répétant la série de lettres jusqu’à la savoir par cœur, sera beaucoup plus facile : l’assemblage des lettres a une forme sonore connue et une signification puisque c’est le nom d’un personnage. On peut donc faire sans beaucoup de risque le pari que si vous énumérez les 52 cartes battues d’un jeu de bridge à un expert du jeu, il ne sera pas beaucoup plus avancé qu’un novice pour les restituer dans l’ordre.

Beaucoup de gens considèrent que la mémoire est une sorte de grâce et ont pris leur parti de ne plus bien se souvenir des cartes à la fin d’une partie (parfois même pas de l’entame). Mais ils négligent le fait que pendant qu’ils pensaient à récupérer leur voiture avant dix-neuf heures ou qu’ils regardaient le plafond, ou même ne pensaient à rien (si, si, certains y arrivent) , leur voisin se disait mentalement : « si j’ai la chance de trouver les trèfles 3-3, ce qui est possible puisqu’Est a indiqué un nombre pair de cœurs au premier tour et qu’il ne peut pas en avoir quatre, alors je peux réussir un placement de main, mais auparavant il faut que j’encaisse le pique qui reste ». Ou bien la partie est un chapelet de cartes, ou bien c’est une structure contrainte avec assez peu de degrés de liberté.

La mémoire utilisée pour le jeu est une mémoire de travail, c’est-à-dire une mémoire à court terme qui doit s’effacer comme une ardoise magique pour la partie suivante.

C’est un fait bien établi que la répétition verbale, qui entretient une boucle et une rémanence des informations est importante. Il ne suffit pas de voir l’adversaire ouvrir d’un carreau, il faut qu’en même temps une voix intérieure dise et répète : « il n’a pas quatre cœurs ni quatre piques, ni plus de trèfles que de carreaux, etc. » C’est un effort certes, mais si l’apprentissage ne se fait pas avec cette verbalisation intérieure de tous les constats et de toutes les inférences, le plafonnement des performances sera vite atteint. Ensuite c’est moins indispensable lorsque ce sera automatisé. N’importe qui peut comprendre que, si vous ne vous souvenez plus à la fin de la partie de la basse carte que votre partenaire a mise sur votre entame de la Dame de Trèfle, c’est parce que vous n’avez pas eu la discipline d’analyser cette carte.

Dans votre carrière de bridgeur, quelle main avez-vous le plus de chances de rencontrer, celle-ci :

 

 

Ou bien celle-là ?

 

 

 

Les chances sont égales bien entendu. Pourtant, combien de centaines de fois un bridgeur aurait-il l’impression d’avoir déjà eu la main du haut… Les mains quelconques ont tendance à se ressembler mais pour un joueur compétent, comme pour un ordinateur, il ne doit pas y avoir de main quelconque et RX72 ou V83 doivent être aussi significatifs et aussi vite intégrés avec leurs conséquences sur le jeu que ARDVX.  

 

La seconde forme de mémoire, commune avec tous les autres domaines d’expertise, est une mémoire à long terme à la fois épisodique et sémantique qui contient le savoir théorique sur le jeu et les quelques milliers ou dizaines de milliers de cas de figures précédemment rencontrés et analysés. Cette mémoire se forme par la pratique et par l’étude, elle est soumise comme on l’a évoqué plus haut à des phénomènes de plafonnement, de surapprentissage et d’oubli, qui peuvent survenir assez rapidement et au-delà desquels, bien que l’étude régulière du jeu se poursuive, le sujet n’apprend plus rien. La mise en forme rationnelle des connaissances est nécessaire à leur préservation. Une technique ou une convention d’enchères ne peuvent être efficacement mémorisées que si elles ont été analysées et si le raisonnement permet de les reconstituer. Sans cela, il y a gros à parier que sa mémoire trahira le joueur le moment venu. 

 


Bridge et intelligence  [Retour]

Il n’est guère nécessaire d’aller prendre des mesures pour admettre que les joueurs de bridge sont psychométriquement plus intelligents que la moyenne. D’une part parce qu’il faut un intérêt spécial et certaines aptitudes pour s’adonner aux jeux de réflexion et, d’autre part, parce qu’il y a un biais de sélection socio-professionnel favorable dans le recrutement des joueurs, qui nuit d’ailleurs à l’image du jeu. Si l’on mesurait les quantités d’information que le jeu requiert en span et en scan, c’est-à-dire, la capacité globale de la mémoire à court terme et la quantité pouvant être traitée en une unité de temps donné (par exemple la seconde), on établirait un QI moyen nettement au-dessus de la moyenne, qui serait confirmé par des épreuves psychométriques. Mais, comme dans tous les autres domaines d’expertise, ce QI ne représente qu’une capacité générale de traitement de l’information et en aucun cas les déterminants spécifiques de l’excellence dans tel ou tel domaine.  

A titre de comparaison, une étude que nous avons effectuée il y a plusieurs années chez les joueurs d’échecs révélait, avec une population de quatre-vingt joueurs amateurs de clubs, de classement Elo compris entre 1700 et 2100, un QI moyen de 120 et une corrélation quasi-nulle entre le QI et le classement. Autrement dit, à l’intérieur de ce groupe, la connaissance du QI d’un joueur ne permettait aucune réduction d’incertitude sur le pronostic de la qualité de son jeu. Les basketteurs sont plus grands que la moyenne des gens,  mais à l’intérieur des groupes de grands ce qui fait la différence c’est, entre autres qualités, la détente, la vitesse et l’adresse.

Sans entrer dans une discussion sur les différentes définitions de l'intelligence proposées par la psychologie scientifique, on peut facilement caractériser l'intelligence bridgesque dans les termes logiques et calculatoires développés jusqu'à présent. Le jeu se déroule dans un univers de mondes (les mains cachées) dont il faut atteindre la sous-classe minimale permettant de prendre des décisions correctes. Cette position des problèmes NP-complets est classique (Modèles de Kripke ; axiomatique des probabilités de Kolmogorov et concept de tribu, etc.) Chaque information réduit l'ensemble des mondes possibles ou plausibles. Le recueil des informations est direct ou indirect. Nous appelons directes les informations simples de type : l'ouverture d'un pique montre 5+ cartes, la défausse d'un carreau sur une demande de trèfles montre 0 trèfles, etc. Ces informations doivent être conservées en mémoire de travail. Elles constituent la banque de faits des systèmes experts. Les informations indirectes demandent un pas de calcul supplémentaire, ce sont des inférences et elles illustrent une très belle définition de l'intelligence : la mise en phase de deux systèmes. Ouest a 5 trèfles et 4 coeurs, or il a ouvert d'un SA, donc il a 2 piques et 2 carreaux. Il faut donc concevoir l'intelligence comme un système de mise en relation régulière (contrôlée par un Timer, analogue aux objets Ttimer de l'informatique) d'un ensemble de données qui doivent être toutes couplées entre elles. Une famille récente de techniques de vérification automatique de systèmes dynamiques (donc temporels) met en oeuvre de tels dispositifs sous le nom de model checking. Une autre face de la mise en phase de deux systèmes est la création conceptuelle, tout le développement intellectuel de l'enfant et de l'adolescent est jalonné de l'apparition de concepts nouveaux, que nous avons nommés chimères dans plusieurs travaux, en analogie avec la chimérisation biologique qui crée des organismes nouveaux avec plusieurs plus rudimentaires (par exemple une cellule eucaryote qui a établi une symbiose avec des organites qui la parasitaient primitivement) .

Bien sûr ce travail de model checking n'est pas forcément conscient et a un coût cognitif très bas s'il est automatisé, d'autant que, comme nous allons le montrer ci-dessous, le système humain possède des ressources considérables.

 


Le model checking humain  [Retour]

L'évolution des systèmes dynamiques est complexe. L'objectif du model checking (MC) est de vérifier si, dans un tel système, il existe des états désirables ou (le plus souvent) non désirés. Est-ce que ce coup que j'envisage aux échecs ne laisse pas ma Dame en prise ? Est-ce que ce retour pique ne va pas donner une levée en coupe et défausse ? Est-ce qu'un cerf ne se dissimulerait pas dans l'étable à vaches ? Le MC c'est donc un peu l'oeil du maître. Enorme consommateur de temps et de calcul dans les automates, c'est une aptitude humaine familière chez les experts. Ils "assurent" et ne font pas d'erreur et on invoque habituellement le jugement pour l'expliquer. C'est sans doute là une des différences principales avec les ordinateurs qui peuvent faire n'importe quoi sans sourciller s'il y a une faille dans une base de règles par exemple. Sans entrer dans le détail de cette aptitude complexe signalons quand même une différence de taille entre l'homme et la machine. Nos actions ne sont pas virtuelles et sont contrôlées par le monde. Si je monte un escalier, c'est lui qui fournit le socle de mes pas, si je pose une carte sur la table, elle ne sera plus dans mon jeu alors que si je programme la pose d'une carte sur la table, il y a des millions de façons de faire une bogue qui la laissera aussi dans mon jeu ou qui la mettra en même temps dans le jeu du voisin. Le monde supporte et encadre l'action. Naturellement cet aspect matériel ne suffit pas au bridge, une fermeture anticipatrice constante de l'action est nécessaire. En grande partie automatique chez l'homme, elle doit être computationnellement exhaustive et explicite dans les ordinateurs.
Le bridge, comme le tennis, est un jeu d'erreurs. On dit communément avec pertinence que celui qui gagne est celui qui a fait le moins d'erreurs. Les erreurs des experts sont des erreurs d'appréciation, beaucoup des erreurs des joueurs plus modestes sont des défaillances de model checking : mémoire peu fidèle, inférences non faites, dépassement des capacités de calcul, décisions peu ou pas réfléchies quand ce ne sont pas de simples étourderies dues à des défaillances de concentration.

 


Problèmes de concentration  [Retour]

Au jeu de bridge, la concentration est cruciale. C’est une forme de concentration particulière car elle doit à tout prix éviter les erreurs. Une erreur dans une démonstration ou une bogue informatique sont sans conséquence lorsqu’elles sont corrigées. Une erreur dans les jeux de compétition peut tourner au tragique car on ne peut pas y refaire le passé, il n’y a pas de brouillon, c’est du direct, ce qui introduit sans doute une petite composante supplémentaire de vertige. La concentration doit donc être constante, une simple baisse d’attention peut ruiner des heures d’efforts. La théorie de l’attention humaine est complexe, elle inclut des mécanismes de contrôle et de sélection, d’alerte, de vigilance et de maintien. Sans entrer dans les détails, on peut distinguer deux systèmes complémentaires d’attention : involontaire et volontaire. Le premier est sensible à des mécanismes d’alerte. Si vous entendez votre nom dans une conversation à quelques mètres de vous, ou si une poule traverse la route devant votre voiture, vous centrerez automatiquement (et de façon obligatoire) votre attention et réagirez de façon appropriée. Le second mécanisme produit pour sa part une centration attentionnelle volontaire, c’est-à-dire le maintien, au prix d’un effort, dans le champ de la conscience réflexive de certains éléments qui doivent être présents en mémoire de travail ainsi que les résultats des calculs qui sont conduits sur eux. La demande énergétique est importante, les assises psychiques doivent être suffisantes. Avec l’apprentissage, ce qui est du registre de l’attention volontaire passe progressivement sous  contrôle automatique, avec toutes les difficultés que nous avons évoquées plus haut.

Un problème supplémentaire spécifique au bridge est le rythme très intense imposé à la persévération. Dans une partie d'échecs, on rumine sa position pendant quatre ou cinq heures, dans la fabrication et la rédaction d'une expérience scientifique, dans l'écriture d'un programme, on rumine sa problématique pendant des mois ou des années. Au bridge, la concentration est aussi très intense mais au bout de sept minutes il faut tirer l'ardoise magique, tout effacer et passer à la donne suivante. Ce n'est pas un mince problème, surtout s'il s'y ajoute un petit contentieux avec le partenaire... C'est une idée gratuite, mais il y a de fortes analogies entre la succession des parties et la succession des consultants dans le cabinet d'un médecin, où la migraine du patient précédent ne doit en rien interférer avec le diagnostic de l'otite du suivant. Particulièrement disposée à cette forme de moments de concentration intenses et brefs, il ne nous semble pas étonnant que la corporation des médecins soit bien représentée dans le monde du bridge.

 


Bridge et psychopathologie  [Retour]

Il y a évidemment quelque chose de surprenant à voir qu'on peut consacrer sa vie à jouer aux cartes, au détriment souvent des études et parfois d'une carrière scientifique qui aurait pu être brillante. C'est dire que les renforcements apportés par le jeu sont si puissants que certains joueurs n'échappent pas à l'addiction. Dans tous les disciplines, les compétiteurs de haut niveau ont souvent des profils psychologiques particuliers. Le jeu d'échecs a connu un spectaculaire engouement au début des années soixante-dix en raison de la médiatisation du comportement fantasque de Bobby Fischer. La littérature psychiatrique révèle un nombre disproportionné de personnalités déséquilibrées dans ce jeu, à orientation principalement obsessionnelle et paranoïaque. Nous ne connaissons pas de travaux équivalents pour le bridge, qui est un jeu social, aussi ne ferons nous aucun rapprochement.

Tout le monde connaît bien sûr quelques joueurs qui essaient de donner l'impression que la mer s'ouvre devant eux lorsqu'ils avancent. Sans aller jusqu'à considérer ces cas extrêmes, il est évident que lorsqu'il occupe une place très importante, le bridge change la vie, fait entrer dans un groupe, donne un statut social et permet à certains travers de s'exprimer plus librement. Que penser en effet de ces couples qui commencent à transpirer lorsqu'ils appellent l'arbitre parce que vous avez fait une entame hors tour et qui vous donnent l'impression de mettre un ruban jaune autour de la scène du crime; de ces jeunes gens qui se donnent l'air de sortir d'un roman de Novalis, ne répondent pas à votre salut quand vous vous asseyez à leur table et ne détournent pas les yeux de la revue qu'ils sont en train de consulter; de ces joueuses parées du bâton de maréchal de première série mineure qui vous aboient « faudrait savoir » lorsque vous ne dites pas assez vite comment vous défaussez dans votre paire, ou bien « alors il le pose son carton! » lorsque vous tenez votre enchère quelques secondes en main pendant une dernière vérification, et dont toute l'attitude vous montre qu'elles vous tiennent pour un sous-homme quand vous avez barré un pique avec sept trèfles en main et que votre partenaire a alerté un bicolore : en expliquant la situation à l'arbitre elles vous donnent l'impression que vous avez tenté de leur voler leur sac à main et qu'aucune punition ne sera assez sévère. Tous les joueurs de bridge pourraient ajouter des milliers d'autres cas aussi tragi-comiques, sans compter que la table est aussi souvent l'espace de libération d'une agressivité qui serait insupportable et insupportée dans d'autres circonstances sociales ordinaires.

Rien de bien original donc dans la personnalité des bridgeurs où l'on retrouve, minoritairement heureusement, les formes de pression usuelles que les esprits faibles exercent sur les autres, mais dont les conséquences, sur les lieux de travail par exemple peuvent être beaucoup plus sévères.

 


Des cascades de mépris  [Retour]

Les cascades de mépris, selon la formule de Lazare Carnot, décrivent l’ossature des rapports sociaux sous l’ancien régime, où une étiquette totalement décomplexée encore exhibait la psychologie de meute de notre espèce. Qui s’asseoit sur un fauteuil, une chaise haute ou basse ou un tabouret, ou encore reste debout en enlevant ou pas son chapeau, l’aristocratie est obsédée par la hiérarchie et le mépris que chacun doit montrer envers ceux qui sont d’une position inférieure. Il serait évidemment illusoire de penser que cette brutalité des rapports sociaux aurait disparu lorsque les Lumières en ont fait prendre conscience, elle s’est simplement métamorphosée et policée, ce qui n’est d’ailleurs pas nécessairement associé à une diminution de sa violence. Il suffit de considérer la servilité, la lâcheté et l’arrogance dont font preuve beaucoup de petits marquis modernes dans les milieux du pouvoir ou de la finance pour s’en convaincre. Le bridge stratifie les joueurs en vingt catégories d’excellence. Il n’y a rien d’arbitraire en cela car elles sont objectivement fondées et c’est un acquis (navrant...) de la psychologie moderne que d’avoir montré que dans tous nos domaines d’expertise nous sommes, passée la phase d’apprentissage, drastiquement confinés dans une plage de performance étroite et robuste. Il est toutefois évident qu’un joueur de première série pique est plus entouré qu’un troisième carreau et que l’on pense qu’il a des choses plus intelligentes à dire sur le temps qu’il fait ou sur l’accentuation de la pression fiscale.